4 - Tarkos ou la Pâte de Narcisse
"PÂTE : dans les arts, la Pâte, comme matière première brassée selon des procédés de composition, relie un moyen à une fin." (Étienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Quadrige/PUF 1999, p. 1114).
1/La Pâte comme moyen
Bien sûr qu’il y a une Pâte, absolument, une Pâte comme la pâte à pain, à part que cette Pâte n’a rien de comestible, qu’elle n’est pas là pour faire plaisir aux gens, n’est le toutou d’aucune mémère. Cette Pâte, elle est faite de mots, les mêmes qu’on trouve dans les dictionnaires, sauf qu’ici, terminée la belle parade, ici on malaxe, on tire le jus des lettres, leur pulpe sémantique, on les suce jusqu’à la moelle, on les vide puis on écrabouille, crac, leur coquille typographique. C’est tout l’alphabet qui y passe, crustacé dans un mortier.
Cette Pâte qu’on obtient, c’est la "Pâtemot" concept emprunté à Christophe Tarkos, de même que la "bouillie" et le "sac à ordures" ci-dessous, un paquet bien chaud avec tous les mots du monde dedans, en puissance, toute la pensée roulée en boule, du sens à palper, à malaxer avec le corps, la tête, les bras, les jambes, le torse, le dos, les hanches, le cul, c’est pas encore des idées, cette Pâte, juste de la matière, comme la matière fécale. Ces mots broyés pareils à la merde, une "bouillie", "un conglomérat de durée de possibilité permissive de s’épancher [...]" (Christophe Tarkos), Le Signe =, P.O.L 1999, p. 51).
Le français ne possède pas les outils grammaticaux pour dire cette Pâte en devenir de monde, pour faire résonance à cette maturation dans le "sac à ordures" où fermente la langue, ne s’est pas donné les moyens d’une parole au potentiel.
2/ La Pâte comme fin
Elle voudrait donner un corps physique aux mots, la Pâte, rendre le Verbe à la substance, elle appelle au recouvrement entre le monde et sa représentation. Elle a quelque chose du rêve de Ponge, (une langue qui pèse), et du phantasme de Bonnefoy, (une voix présente comme la pierre) "On lui dit : creuse ce peu de terre meuble, sa tête, jusqu’à ce que tes dents retrouvent une pierre", (Yves Bonnefoy, Poèmes, Gallimard 1999, p. 41).
La Pâte qui donne un corps physique aux mots, c’est "la terre retrouvée, grâce à une parole qui aurait pouvoir de réunir" (Y. Bonnefoy, id.), à savoir d’unir le signifiant et le signifié :
"le signifiant = le signifié"
Qualités nécessaires au signifiant pour s’unir au signifié :
a/ une allure d’incantation. Incantation : procédé magique répétitif qui permet d’en découdre avec l’immatériel, en gros de le fossiliser.
Exemples :
" Jours de lenteur, jours de pluie, Jours de miroirs [...]" (Paul Éluard, Capitale de la Douleur, Poésie Gallimard 1993), pour faire venir le jour.
"Je vous salue Marie, que votre ceci, votre cela et vous et caetera", idem, pour faire venir Marie.
Toutes les formules incantatoires se résument à l’Abracadabra, héritage du papyrus de Paris (supplément grec) édité dans les papyri graecae magicae, t. I, p. 66-181, où on trouve la formule des formules, dite "formule qui marche à tous les coups" : "Sarousis, Agathon Daimonion, éclaire-moi toute matière, unique Sarapis".
b/ un brin de décohérence.
Décohérence : terme emprunté à la physique quantique, qui régit le principe d’individuation dans le monde macroscopique (une même chose ne peut être qu’à un endroit, à un moment). Par opposition, la cohérence quantique définit la matière à l’état atomique, de forme encore indéfinie, qui recèle un nombre indéfinissable d’individuations possibles. En laboratoire, le passage de la cohérence à la décohérence est provoqué par la mise en œuvre de l’expérience elle-même qui, en tentant de mesurer ces états, les perturbe.
On rapproche ici les différentes strates de la matière cohérente en physique, de la "Pâtemot" de C. Tarkos en littérature, où le langage existe en puissance avant d’être exprimé, en quelque sorte mesuré par la parole ou l’écriture. La langue décohérente (le signifiant) porte trace de son indivision première, comme une indécision, un flottement.
3/ Expérience In Situ sur la Pâte : "le signifiant = le signifié" ?
le but de l’expérience est de faire surgir un signifié à l’aide de son signifiant, pour tenter de vérifier que signifiant et signifié sont bien deux appellations différentes d’un seul et même objet. On dispose d’un signifiant-étalon, retenu en raison de son caractère incantatoire et décohérent, et d’une zone réservée à l’apparition du signifié, qu’on insère dans le signifiant. Si le signifié se matérialisait hors de cette zone, il reviendrait à l’expérimentateur de s’en saisir pour le déposer à l’endroit prévu. En somme, que le mot dégoût se matérialise sous une forme proprement dégoûtante dans la zone prévue à cet effet (zone de surgissement), et inspire un vrai haut-le-coeur à l’expérimentateur.
Début de l’expérience :
Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe= Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Si
"[...] C’est d’accepter le dégoût comme on ne peut pas le boire en entier et comme on ne peut pas s’en enlever, le mieux est de prendre le dégoût et de le de le de le, de ne pas le boire, de ne pas le manger, de le prendre, on ne peut pas s’en débarrasser alors le mieux est de le prendre comme il est et de le prendre." (C. Tarkos, id.)
Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Signe = Le Si
Observations : Ça fait un bon quart d’heure maintenant et toujours rien. Pas l’ombre du début d’un bout de vrai dégoût, ici, dans la vraie vie de l’expérimentateur. La fusion signifiant/signifié a échoué. Le dégoût a succombé à son concept. Le regardeur, comme dit Duchamp, ne voit rien venir... Echec.
Fin de l’expérience
Le dégoût ? C’est déjà comment, le dégoût, dans l’abstrait ? Le simple dégoût, ni Pâte, ni sac à ordures, juste le mot dégoût, abstrait, qui n’évoque rien, ne repose sur rien, tout à fait extérieur, qui défile avec les publicités, entre les paraboles des gratte-ciel de Hong Kong, le dégoût criard, bleu, rouge, giclé sur la façade, c’est comment le dégoût qui passe là-haut, une chinoiserie avec la pub, incognito :
"on peut utiliser le cadavre en tant que matériau artistique"... "on peut utiliser le cadavre en tant que matériau artistique" ... "on peut utiliser le cadavre en tant que matériau artistique" ... (Sun Yuan, Le Groupe Cadavre). La phrase annonce une exposition du Groupe Cadavre, qui défile entre deux éclairs de lumière blanche.
"Au cours des dernières années, l’art chinois a vu l’apparition du groupe Cadavre dont les artistes utilisent des cadavres humains dans leurs œuvres... Ex !-cep !-tion !-nel !" dit ensuite la banderole (en anglais).
"Utiliser le cadavre", une phrase de rien du tout, ni bouillie, ni sac à ordures, ni rien de très malin, juste 10 mots à la queue leu-leu qui se baladent sur les diodes et qui fouettent le DÉGOÛT comme un chat crevé.
Comment se fait-il que cette petite phrase de rien du tout, qui dit simplement, sans tordre ni triturer la langue, comment se fait-il qu’elle électrise autant le ciel nocturne de la vraie vie ?
4/ La Pâte de Narcisse
L’échec de l’expérience menée sur "Le Signe =" appelle une nouvelle hypothèse : dans la rivalité entre l’art et le monde, le style ne suffit pas à combler la mesure.
"L’oiseau qui s’est dépris d’être Phénix / Demeure seul dans l’arbre pour mourir" (Y. Bonnefoy, id.).
Oui, elle y crève, la lettre, dans l’arbre du signifié. Mieux vaudrait un simulacre d’envol, en piqué, qui la dépossèderait de son assise et la ferait basculer du côté du signifiant. Plus le signifiant serait travaillé, plus il se ferait littérature, moins il réfèrerait, moins il chercherait sous lui le cadavre du PourDeVraiEtConcrètementRéel, le silence compact de "l’organe noir, noir manque de paroles" (C. Tarkos, id.) dont il vient.
"Thou mettest with things dying : I with things new born". (William Shakespeare, Le Conte d’Hiver, III, 3).
Ce qui meurt, c’est Narcisse : une architecture diptyque pour la langue autour du "Signe =", où le réel et le concept, deux chiens en rut, attendent qu’on les lâche pour pouvoir se couvrir.
Ce qui vient de naître, Prométhée : une architecture-fusée où l’image s’affranchit de l’objet, et trouve son bonheur dans l’exil du réel.
Bien sûr qu’il y a une Pâte de Narcisse, absolument, une "Pâtemot" (Tarkos) comme le kif, qui se fume ou s’infuse et qui calme les nerfs, un grain de morphine qui scinde la douleur, une pâte hallucinogène à lancer contre les murs, pour crier plus à l’aise, le visage à plat, avec un oreiller contre ou en dessous. Une pâte à défaut du langage, pour éviter que tout ça tombe par terre, toute cette peur et tout ce vide dans les mots.
La voix de C. Tarkos cherche demeure, elle ignore le noir, et le goufre : prise aux rais d’une représentation autotélique, elle préserve son être. Elle méconnaît l’audace prométhéenne d’une D. Collobert, d’un M. Roche, d’un M. Blanchot qui ont fait de cet habituel signe de disgrâce (le noirexilgouffre), la sphère exclusive de leur épanouissement et de leur affranchissement et qui, par conséquent, n’atteignent jamais à une poétique de la rédemption, qui est économie de soi et qui appelle de ses vœux un sens pour le monde et demande pour vivre un acte de foi. "Blanchot détermine [...] l’écriture comme une structure quasi folle, dans l’économie générale de l’être et par laquelle l’être n’est plus une économie, car il ne porte plus, abordé à travers l’écriture - aucune habitation, ne comporte aucune intériorité. Il est espace littéraire, c’est-à-dire extériorité absolue - extériorité de l’absolu exil." (Emmanuel Lévinas, Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana 1975, p. 17).
Quant à la Pâte de Prométhée...