4B. Ici le ciel. Sereine Berlottier

Ici le ciel,
roches qu’une lave glissante, nourricière, enveloppe de curieuse tendresse
(et puis, soudain).
Aujourd’hui j’ai rêvé de vous. Mais vous étiez si vieux que j’ai prié qu’il ne vous soit pas donné de voir votre propre visage, là où vous êtes.
Je vous ai envoyé du tabac, du papier. Trois paires de chaussettes en laine que m’a données la vieille du pont.
Des pies à longues queues. Deux et pendant que je vous écris trois sûrement. Mais la route est trop longue pour vous les montrer.
Et le ciel maintenant. La bête s’est retournée sur son dos. Gratte son ventre. L’éclat se déplace.
On parle de typhus, de tempête. On dit que la moitié des hommes a eu les orteils gelés dans la plaine.
Dites-moi.
Parlez-moi de vous.
Car dans ce rêve, je vous l’avoue, vous me faisiez un peu peur. Votre visage s’était déplacé. Inscrit, peut-être, sur la pierre de la cellule où je vous imagine déchiffrant ces mots sous la lumière pâle jetée par un vieux morceau de bougie. Vous étiez sombre, barbu, échevelé. Nous traversions un monde sans oiseaux, sans bruits, debout de part et d’autre d’un énorme rocher qui nous servait de table et autour duquel il me semble que nous tournions lentement, à mesure que vous tentiez d’approcher de moi, glissant et sournois comme un lézard gris.
On ne peut rien écrire, rien de définitif, rien d’accordé, sur ces minuscules cartes qu’ils chiffonneront avant de vous les donner.
S’il faut rêver que ceci un jour.
Les pies tournent, subtiles, aiguisées, sous la fenêtre de notre chambre.
Sur un cahier je tiens la liste des questions. Parfois j’essaie d’y répondre.
Je n’ai pas revu l’écureuil.
Le vieux Bertrand a essayé de me montrer votre geôle sur la carte d’un atlas sale aux pages cornées. Je ne regardais que ses doigts crasseux, hésitants. C’est trop de fleuves encore, trop de frontières, trop de noms écrasés sous le froissé des monts et des plaines.
Ce qu’on voudrait soutenir. Ce qui s’efface. A peine vous, ici, flou et boueux de distance. A peine vous pleurais-je si peu approché.
La vieille Marcelle ne viendra plus chercher la lessive. Elle dit que son dos la tourmente. Je la crois plus superstitieuse que fatiguée.
Comment vous dire que votre mère est malade ?
*
Ici le ciel, dans le haut gris, exténué.
Sa poussière d’os broyé qui ne retombe pas.
(Et puis, soudain.)
Dans le gris de la pierre où vous cacherez cette lettre pour la dérober à ceux qui, gardiens ou gardés.
Le visage même, ration de fuite, l’épuisement, la mue.
Quatre mois et douze jours.
Deux martinets en flèche.
Aujourd’hui j’ai rêvé encore. Mais vos paupières closes, comme coulées de craie fine et la pierre noyée de votre visage nu (très blanc et très amoureusement ravagé).
Toujours, d’une lumière qui brûle, mais sans nourrir, sans réchauffer.
Peut-être ailleurs, vivant, dans le temps que ces mots mettront à.
Je fais ce qu’il y a à faire pour la reconnaissance si vous revenez.
Un oiseau dans le puits.
J’attends le vieux Mathieu et ses cordes.
Ça n’en finit pas, ce froissement d’ailes brisées, la chose d’en finir.
Et c’était à nouveau comme une semelle ravagée votre visage vu.
Cette nudité de linge mouillé.
La main s’avance.
S’imaginant balancée, ouverte, sur l’étendoir.
Quelle différence entre la mouche d’ici et l’oiseau de là-bas ?
Tout s’amenuise.
Peut-être que je perds la vue.
*
Ici le ciel, détrempé.
Grandes flaques qu’éclaire une lune maigre.
(Et puis, soudain.)
Une fille est née au Moulin. Dans le même temps qu’un orage chahutait le blé. Deux jours, déjà, que le linge était à bouillir.
Un oiseau franchit la fenêtre comme une tuile tombée. Le temps que j’approche de la rambarde il a disparu.
Je lis les mots : battu en brèche, revers, capitulation. Je lis ces mots dans un journal vieux de plusieurs semaines.
Je me souviens qu’à l’église votre main était froide.
Et soudain votre visage bascule en arrière. Je vois les trous noirs de vos narines ouvertes sur votre gorge noyée, disponible au fer. Vos yeux je ne les vois pas. Ils sont éclaboussés de lumière sale. A peine le souvenir d’un sourcil ici, pour la noirceur.
Si je reste debout, face à ce qui devant moi se délie, je vois encore ceci : oreilles, une masse de chair indistincte, nuageuse, effilochée, et par endroit du rouge criblé sur le front, la gorge. Le trou des narines fuyant. L’orbite nivelée, paupières tassées, et le regard même, comme d’une fosse pleine. Ce n’est pas disparaître. C’est autre chose encore. Quittant le monde, les lignes mêmes du monde, dispersées.
*
Ici le ciel.
Cendre tombée, déchirures lasses, usées.
Deux ailes froissées dans le chêne.
(Et puis, soudain.)
A présent que la vitre n’est plus qu’un miroir par où les livres s’enfuient dans le noir.
On me dit que vous serez sûrement décoré. On ne me dit pas ce que vous laissez, ni le nombre de ceux qui sont restés dans la plaine, mêlés au souffle froid des chevaux.
D’un regard las, ultime. Ce front haut je le reconnais, et nu, marqué d’une rougeur sur le côté droit. Dans le prolongement du nez l’ombre qu’on pourrait prendre pour la trace laissée par un projectile, une balle définitive, si vos yeux n’étaient pas à présent si nettement ouverts dans le vide.
Et vous me regardez, oui, avec une tristesse de chien encagé. Vos yeux des noyaux secs, éberlués d’impuissance. Vous n’en finissez pas de me regarder de ce regard inutile, un regard qui n’annonce ni parole ni demande. Si j’abandonne vos yeux, si je laisse les miens glisser sur l’impossible surface, si je dévale les lignes désastreuses de notre avenir, je découvre qu’il ne reste à présent de vos lèvres, de votre bouche, qu’une trace cendreuse, griffée, une ombre carbonisée qu’aucune parole n’invente d’ouvrir.
*
Ici le ciel,
dans la même blancheur nette, écarquillée, que déchire l’encre des arbres au lointain,
craie irritante fatiguant le regard, comme fatigue l’obstination de chercher, sur une route tourmentée de poussière, un qui ne reviendrait pas de toute façon sans vous prévenir.
(Et puis, soudain.)
Pourtant il y aura des cerises. Des merles poinçonneront dans le champ, je ne m’ennuie pas.
Partageant avec l’arbre le vent, le froid. Mais séparée par le fruit, paniers levés dans les branches.
Comme j’aimerais ne pas voir ce qui, gonflant les failles, à chaque roulade dans le vide un peu plus se ramasse et enfle.
On dit que l’hiver sera dur là-bas. On dit aussi que les hommes ont manqué de tentes. Et même qu’au pire vous auriez, cette fois, échappé.
Si je lève les yeux de la page je peux croire que l’arbre s’est encore rapproché.
Ne pas tout dire.
Comment pourrions-nous.
Cette chair rose, pâle, dévorée par le blanc où vous basculiez, tête rincée. Je savourais le noir de vos narines offertes et votre pubis dévoré de cendre était tout ce qu’il restait en vous de protestation, dans la couleur.
Vos bras avaient disparu. Vos épaules ne soutenaient rien. Vous étiez redevenu le tout petit enfant que peut-être vous ne fûtes pas. Le blanc des langes vous réclamait, pendu sous le clou, jusqu’à l’étouffement.
Dans l’élan de vos maigres joues, basculées. Le givre de votre cou impossible me griffait les yeux. Vous m’apparaissiez noyé par asphyxie de lumière et votre corps, peinture jetée en pleine nuit dans un champ que laboure l’orage.
Dans mes mains nues et seules pour se souvenir.
Sur le chemin. Caressant un caillou.
Lèvres muettes.
Recommencer.
Et dérapant oui, d’une grande, d’une irrémédiable glissade, d’avant en arrière, et pour toujours.
Je n’entends que le bruit de la plume qui gratte la feuille.
Je continue. Une grande fatigue s’enroule au-dedans. N’imaginant rien de ce que furent vos marches. Ni le feu ni les blessures. Pas davantage à présent de vous enfermé.
Tout cela était-il vraiment nécessaire ?
Dans ce qu’il restait de peau tendre, de rose utile, je voulais pénétrer.
Un jour, peut-être. Le tremblement de ne pas reconnaître.
L’échelle que Martin a dressée pour remplacer les tuiles fêlées par la grêle dessine des barreaux sur la pierre.
Quelques fagots de nuages traînent encore exaspérés de lumière douce, vaincus, glissent lentement vers le lieu d’en finir.
Le ventre d’une bête tiède, laine mangée.
A peine le temps de lever les yeux et il ne reste plus qu’un vague bout d’os percé que la lumière ramasse et entraîne plus loin.
Débordant à chaque seconde tout ce que ma main tente de retenir.
Je ne vous reconnaîtrai pas.
Vous ferez comme si vous l’aviez toujours su.
Dans cet écart, aveuglément.
Mais si vous dites mon nom peut-être, de cette voix de buvard qui était la vôtre, si près de mon oreille qu’il me semblera que vous vous y êtes tapi pour toujours, alors oui, peut-être, oui ?

7 juin 2016
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