6D. Nous sommes entre les corps. Marc Perrin
Nous sommes entre les corps. Nous revenons du plus lointain et nous y sommes encore. Nous ne revenons pas. Nous sommes là où nous sommes. Nous continuons. Avec les corps de ceux qui pensent à nous. Avec ceux qui nous attendent. Avec ceux qui nous oublient. Avec qui aujourd’hui nous vivons. Là où nous vivons aujourd’hui. Nous sommes allés très loin. Nous y sommes. Dans les steppes. Dans les regards. Dans les têtes. Dans les corps. Très loin. Nous sommes aujourd’hui très loin. Nous sommes aujourd’hui vivants : avec ceux dont nous aimons toucher les corps. Et nous revenons. Nous ne sommes jamais partis. Nous ne revenons pas. Nous sommes là où nous sommes : mouvement permanent. Dans la chambre. Dans le jardin. Dans les steppes. Très loin. Partout. Ici. Nous sommes très nombreux. Nous sommes deux. Nous avons traversé la nuit. Nous la traversons. Les murs tremblent. Tous les murs sont détruits. Les premiers lueurs du jour apparaissent. Tous les murs ne sont pas détruits. Nous marchons au milieu des ruines. Cœurs battants. Nous sommes en marche avec les corps qui marchent. Nous sommes vivants avec le jour qui vient. Nous sommes l’étreinte qui ne finit pas. Nous traversons la nuit. Nous avons aimé la nuit. Nous sommes ce genre de corps dont le désir brille jusqu’en entre les ruines, et nous chahutons dans la chambre, loin de la chambre. Nous traversons les déserts, où que nous soyons. Nous savons. Aujourd’hui. Certaines choses que nous ignorions. Et nous n’arrêtons pas la marche ici. Dans la chambre. Dans les steppes. Dans le jardin. Nous revenons. Nous ne sommes jamais partis. Nous restons là où nous sommes. Nous continuons la marche. Nous sommes : à l’exact endroit où nous n’avons jamais cessé d’être. Et nous nous rencontrons pour la première fois : aujourd’hui : à nouveau. Nos corps sont épuisés des corps de la chambre. Nos corps sont éreintés des marches dans la steppe. Avec les animaux. Avec les hommes. Avec les femmes que nous avons abattus. Avec les animaux. Avec les hommes. Avec les femmes que nous avons aimés. Avec les animaux, les hommes, les femmes : que nous aimons aujourd’hui. Là où nous sommes. Animaux et hommes et femmes : que nous combattons aujourd’hui. Animaux, hommes, femmes : que nous oublions. Avec qui nous vivons. Aujourd’hui. Combattants et amants. Sueur, sang. Sperme et saveur de toutes les eaux. Nous marchons. Et nos corps sont nus, dénudés, fatigués, vivants. Nous nous éloignons. Nous continuons la marche. Nous formons ce corps brillant et nu. Nous sommes joyeux, abattus, désarmés. Et nous nous approchons d’une vérité dont la nudité n’a pas encore d’apparence. Nous sommes désarmés. Nous marchons dans le désert. Nous sommes abattus. Nous entrons dans le village. Nous sommes joyeux. Nous faisons trembler les murs de la chambre. Nous sommes séparés du monde, et nous le parcourons. Nous sommes l’inséparable. Nous sommes l’immensité de la distance. Nous sommes sans nom dans l’écriture d’un nom commun impossible à unifier. Nous sommes en train de naître. Nous sommes tous morts. Là où nous sommes nous sommes : en train de naître. Dans l’action. Très loin. Nous touchons les corps : qui oublient les souvenirs. Nous traversons les murs de la chambre. Nous vivons dans le désert. Nous repoussons les zones frontières des corps intérieurs. Nous les traversons. Nous sommes désormais : corps extérieurs et vivants : par le vivant la mémoire. Pas dans les souvenirs. Nous sommes : vivants par la rupture d’avec ce que fut notre peur. Nous sommes en train de naître. Nous sommes tous morts. Nous sommes loin. Nous sommes en train de vivre : le possible de notre vie. Nous réalisons : les possibles de nos corps. Dans les steppes. Dans les chambres. Dans les jardins. Le commencement n’est pas prêt de cesser. Nous sommes morts + en train de naître. Nous marchons. Nous sommes la marche nécessaire. Nous sommes un corps : dont chaque corps réactive la vie. Nous sommes un corps : dont tous les corps réactivent la vie lorsqu’ils oublient leur mort. Nous marchons entre les ruines des morts. Nous n’avons jamais été aussi vivants qu’aujourd’hui.
09h43. J’entre par le jardin derrière la maison.
09h44. Je lis sur un mur l’inscription des noms de tous ceux qui ont vécu ici.
09h45. Je ne reconnais aucun des noms inscrits sur le mur.
09h46. Je me sens seul et vivant.
09h47. Je regarde la boussole que je tiens dans le creux de la main.
09h48. Je regarde les quatre lettres des quatre points cardinaux.
09h49. Je regarde la flèche aimantée de la boussole.
09h50. Je relis une fois encore les noms inscrits sur le mur.
09h51. Je me dis que je suis une flèche sans aimant et que je vais relier entre eux les noms inscrits sur le mur.
09h52. J’abandonne cette idée.
09h53. Je regarde les herbes dans le jardin.
09h54. Je regarde le mur.
09h55. J’efface tous les noms.
09h56. Je pense à détruire la maison, je pense à partir.
09h57. J’abandonne cette idée.
09h58. J’entre dans la maison.
09h59. Je marche dans le long couloir.
10h00. J’entre dans la chambre.
10h01. Je m’allonge sur le lit.
10h02. Je regarde un tableau accroché sur le mur en face du lit.
10h03. Je parcours du regard les lignes constituant le tableau.
10h04. Je pense à partir.
10h05. Je discerne sous le réseau des lignes du tableau : ce qui pourrait être un visage, flou.
10h06. Je tente de rendre le visage nette.
10h07. Je tente de reconnaître le visage.
10h08. J’abandonne cette idée.
10h09. Je sors de la chambre.
10h10. Je sors de la maison, côté rue.
10h11. Je regarde le village, derrière moi.
10h12. Je regarde le paysage au loin.