4D. Monument à la matière. Nicole Caligaris
Monument à la matière, au poids, à l’épaisseur dont je suis fait, puissance du sol, méfiance du ciel, autel à ma condition d’homme fini, rappel de mon attachement, rappel de mon opacité.
Limite, monument élevé à lui-même, que tout franchit à part la lumière.
C’est mon trait, moitié accidentel, qui part au-dessus des mâts tendus de voiles dont le blanc devrait garder mon ascendance et ma filiation, pendant que la surface éblouissante attend qu’un corps lui tombe de la falaise.
Maintenant que tout est joué, j’ai cette victoire à dresser, élément par élément, que je dois rendre pleine, cimentée, sans jour, que je dois rendre sans jour, dont tous les interstices vont se remettre au ciment et tous les vides se résoudre, pas de logement pour l’animal, le rampant biologique, l’eau, pas d’espace pour l’eau, je comble, je fais, solide et lisse, l’état du monde entre là-haut et moi, je m’élève.
Je forme l’espace à ma façon, memento. Je me souviens de donner un temps à chaque pierre, à chaque pierre, un son, à chaque nom, un sens, je me souviens que je connais, je me souviens que j’écarte, que j’examine, que j’apprécie, que je retiens, que j’assemble, que je connais la chaux, et le truc de lier le sable avec l’eau, de lier la matière à elle-même, d’en ériger un solide, une durée, je me souviens de moi-même, faites ce que vous voudrez.
Je pose un pan immobile plus haut que moi et plus durable, ancré, visible depuis deux horizons. J’érige et je circonscris, je suis là pour ça. Je suis l’instrument de cette ambition de la matière : faire échec à la lumière.
Je monte bloc par bloc cette victoire dont je ne verrai rien, qui s’effritera, qui attendra les doigts des enfants des enfants de nos enfants pour retourner aux fragments, à notre sable commun.
J’édifie une nef sans clé, sans voûte, un angle à mon échelle contre le soulèvement des terreurs, contre l’instable, le fugitif, le temps lui-même, j’élève, au-dessus de ma tête, le pare-feu, le fixe, la permanence, l’alpha entre deux directions, et les 90° qui sont la structure intime de mon regard, je pose la perfection de deux droites, une verticale avec l’horizontale qui la révèle, je pose l’axe, invention de mon cerveau, qui rend l’espace intelligible à mon sens.
Je chiffre mon milieu d’un cercle et d’un bâton, d’un tout ouvert et d’une fermeture. Ma naissance oubliée dans la tourbe, je donne prise au midi.
C’est mon visage, c’est mon regard que j’élève au-dessus du sol où je suis tenu, où mon poids me tient, où mon corps reste pris, mon visage au-dessus de moi-même. Je me sépare.
J’ajoute, je conçois une autre dimension que l’écartement de mon pas, je me conçois d’une autre nature, capable de borner mon espace, capable de poser au milieu de la prairie l’horizon, capable de tracer autour de moi la limite visible de mon existence, je me conçois.
Monument à l’effort, à la taille, au moule, à la chaux, à la tourbe cuite, à la transformation du bourbeux en solide, à la transformation des éléments, obsession du régulier, de la structure, des possibilités du calcul, passion du calcul, passion de la jonction de l’abstrait au concret, c’est mon visage, quelle que soit sa morphologie, que j’élève dans l’espace, passion de la jonction entre le ciel et moi, rampant, astreint au sol, à la poussière, manqué par la beauté, ver depuis ma naissance, restreint à quelques centimètres, aux sifflements, aux contorsions, aux cailloux, aux grains.
Je suis là pour ne pas admettre. De l’autre côté, l’inculte, les ronciers, la salive. Les puissances. Les laissées animales. Le sang. Ma peau appartient à son odeur, aux corps qu’elle a fabriqués sur le mien ou retenus.
Au vide dont je finis par avoir trop conscience, je présente le plein, je le soulève, je le joue contre le pari des fifres qui font damner l’atmosphère.
Pire que le connu, je pose l’accompli, le mesuré, je suppose que c’est mon terme et sur cette hypothèse commencent à pousser les capillaires. Mon ouvrage et moi, nous aurons cette mousse en commun.
Refuge des organismes à naître, des lettres gravées à la pointe du couteau dans un alphabet dont je n’ai pas idée, salut aux avenirs, idée de la face favorable ou défavorable des choses fourgonnées par le hasard. Sans doute une main dans mon dos tourne la manivelle à ma place. Comment l’affaire se présente, c’est ce que nous ne saurons pas, à moins d’anticiper le jour où il faudra payer pour voir.
Je fais la sécheresse, je fais la nudité de ce que je bâtis, c’est une surface, qui décide ? J’élève des divisions assemblées par ma technique, l’ensemble renouvelé à chaque fragment, chaque fragment destiné par ma main, justifié, j’élève une fin à mon attente. Et l’ensemble fait échec à l’unité.
J’ai jeté à la mer mon enfance, et le père qui l’a soignée dans son petit jardin, j’ai bâti un été, un champ vertical où épuiser le soleil, un arpent sans moisson, moi parti pour la conquête, pour l’arasement des anciens mondes, parti pour les scintillements, pour les phénomènes.
Aux organismes de l’intérieur de ma cage, aux mousses qui, bien avant ma naissance, ont pris possession de moi, à mes natures qu’un rire diffuse, aux spores qui me constituent, j’oppose les quatre points d’un plan.
Je suis la main de ce qui se produit, je hisse les voiles noires, renverse de mes intentions, le basculement et la chute de ce qui m’a précédé.
Moi, élément de cette tentative, les genoux pliés, les mains tournant la matière, concentré sur la terre, je donne une destination à mon dos, à mes bras, à mon front, à mon temps.
Ma naissance recouverte de vase, composant elle aussi cette terre fluide, cette eau chargée de départs, de dépôts, cette tourbe qui est toujours une tombe, ma naissance logée, je me quitte, cloporte ensorcelé par l’éclat de lumière, par le calcaire qu’il épouse, je me laisse, lové, à l’espace fait par moi.
Je renonce au jeu pour dessiner au soleil son arène, je renonce au début, à la promesse des premières fois, au frisson, aux voiles blanches qui transpercent le bleu miracle entre mer et ciel, je choisis les bâtonnets du temps, je bâtis, régulier, la ligne qui doit m’écarter de mon ancien élément, détourner de ma tête la punition du plein soleil.
Forme lisible de ma fin, je te sers, les mains craquelées à ta matière, l’échine basse, les jambes pliées sous moi, animal constructeur, je fais tenir ce qui ne tient pas ensemble, je plie mes forces à ce rythme, à cet ordre de blocs séparés par le souffle, par le soupir de l’impossible.