#7 Sur la plage
La pièce dans laquelle nous nous trouvons est circulaire et ce n’est pas un hasard. Jasgur est un de ces photographes à qui l’agence Blue book fait appel pour promouvoir l’image de ses mannequins, réaliser des unes de magazines, des encarts publicitaires. Dans les années 1940, lui, Conover, De Dienes, Richard Whiteman, Bruno Bernard, Erwin Steinmeyer, Richard C Miller, Laszlo Willinger, William Caroll, d’autres encore forment un groupe qui vu d’ici paraît homogène, aux membres interchangeables. Parfois, on ne sait plus qui est à l’origine d’une photo prise au bord d’une piscine, d’une rivière. Les vêtements, les décors, les poses se recyclent. Il arrive qu’ils soient deux à prendre le même cliché. Tout le monde, même eux, a ensuite du mal à s’y retrouver.
Parmi eux, Joe Jasgur. Comme de Dienes, comme d’autres après eux, il déclarera un jour avoir tout de suite repéré le potentiel de la fille, avoir été à l’origine de l’image Marilyn Monroe, et il est possible que ce soit vrai. C’est lui qui est à l’origine du premier porfolio pour la Blue book, quand Norma Jeane n’a pas un sou. Lui qui détend l’adolescente qu’elle est encore, lui parle, la fait sourire, la nourrit – elle a faim et il la trouve trop maigre. Lui qui, plus tard, insiste sur la blondeur à acquérir.
Printemps 1946. Norma Jeane est à nouveau en maillot sur une plage de Malibu. Jasgur comme les autres la photographie assise sur le sable, le regard au loin ou debout, hanches avantageuses, tous sourires. Rien à dire de particulier. La scène se répète inlassablement, soleil sable seins bouche fesses, tout cela joli et figé, sauf une fois. Une troupe de théâtre, The Drunkards, rejoint Norma Jeane sur la plage. Ils explorent, exagèrent leurs attitudes. Oui, c’est ça : ils jouent, ne posent pas et le maillot de pin-up, qui resservira dans un autre contexte n’ayez crainte, semble à ce moment-là aussi incongru que les costumes des comédiens, manteau de fourrure, robe à pois, caleçon de bain des années 30. Norma aussi est déguisée, libre de ses mouvements, de ses expressions alors que dans la vie, expliquera Jasgur des décennies plus tard dans une vidéo où on l’entend à peine, she was very quiet, very naïve. Si calme et silencieuse, n’est-ce pas ? Si gamine et timide et pourtant en retard d’une heure, déjà, lors de la première séance. Devant l’objectif, là, dans le groupe, elle semble à l’aise en jeune fille détachée du rôle qu’elle doit incarner – oh, furtivement.
Photo. Une pin-up qui se croit actrice. Une jeune fille plutôt qu’une pin-up. Une actrice qui joue les modèles. Une étudiante, qui rejoint le groupe sur la plage, en maillot – elle allait nager c’est normal – tiens, vous étiez là vous aussi, déjà sortis du cours de théâtre ? – accepte de poser cinq minutes. Même le photographe s’amuse. On le voit à l’image qui désigne les jambes de la fille, les mesure peut-être, ah non finalement ce n’est pas lui, un acteur joue son rôle. Sur la dernière photo, la troupe est réunie.
Appartenir à un ensemble, à une compagnie, voilà qui ne ne dure pas. Joe isole Norma Jeane, la montre traçant des cœurs sur le sable mouillé ou dans son pull rose pâle. Il dit qu’elle ne possède que deux tenues, l’une qu’elle porte, l’autre qui tourne à la laverie. Ça n’aide pas à montrer de soi autre chose que ce qui circule déjà, vous ne croyez pas ?
(où sont passés les vêtements offerts par André ?)
Jasgur : encore un qui a une opinion sur la vie sexuelle de son modèle. Il dit qu’elle l’aimait, qu’elle voulait l’épouser, qu’il a refusé. She was very quiet, very naïve. Le silence de cette fille... Ce qu’elle a peut-être à lui dire, il le réduit à une expression d’étonnement, à un petit rire idiot lorsqu’il est interrogé, quarante ans plus tard, dans une galerie d’art. Ce rire-là, de débutante, Marilyn l’expliquera un jour à Milton H. Greene : c’est une réaction de surprise devant ce qu’on lui demande et qu’elle trouve si artificiel. Faire croire au naturel alors que la pose entraîne des crampes ; poser en maillot pour une marque de dentifrice et ne pas comprendre ce qui n’étonne pas l’agence, etc.
Reprenons. Zuma beach. Rigolades, cavalcades, Jasgur, 26 ans à l’époque, finit par passer de l’autre côté, rejoint la troupe d’acteurs devant l’objectif. Tous sont jeunes, vibrent d’énergie, d’ambition aussi certainement. Pourtant, qui pour imaginer qu’elle seule fera carrière, la gamine sur la droite ?
Personne, si ce n’est que le déguisement commence à prendre forme, à bien y regarder. Comme Jasgur, Emmeline Snively, la directrice de l’agence Blue book, trouve les cheveux de Norma Jeane trop emmêlés, crépus. Sur la pellicule photo, affirme-t-elle, une fille châtain brunit, assombrit ce qui l’entoure tandis qu’une blonde capte la lumière à coup sûr. On commence donc à défriser Norma, à l’éclaircir. En décembre 1945, deux à trois mois avant avant cette séance à Zuma Beach, a lieu la première décoloration au salon Frank and Joseph, séance immortalisée pour un shampoing dont il faut illustrer la campagne, prétexte pour convaincre la petite. Cheveux tirés en arrière, en plan rapproché, tout cela est de plus en plus clair et lisse. Le châtain, au fur et à mesure, devient doré. Norma Jeane ? C’est bientôt fini. On n’y est pas encore mais presque. D’ici peu, un agent ou un producteur va ordonner des opérations de chirurgie. On ne verra plus la gamine se permettre de courir comme elle fait, de rire aussi fort. Silencieuse, toujours. Naïve, c’est moins sûr.
Pour l’instant, Jasgur fait encore semblant de la précipiter dans le vide en lui donnant un coup de pied, quand il n’a pas l’idée de la faire poser en skis sur le sable avec un basset en haut d’une colline. Quelques années plus tard, il fera croire qu’elle possède six doigts de pied, se fondant sur une photo prise à l’époque qu’il regarde soudain de plus près. Un bourrelet de sable joue le rôle de l’orteil surnuméraire mais la rumeur court toujours au moment de la mort de Jasgur, fait à nouveau couler de l’encre. C’est dire où nous en sommes, dès qu’il s’agit de parler de la fille et de son corps.
Une autre série la montre se promenant dans de drôles de décors, ville de carton-pâte où elle pose à bord d’un bateau qu’on dirait sortir d’un film de pirates (une goélette ? Un galion ? Un brick ?). Elle longe les docks, franchit un ponton, s’adosse à un muret dans une ruelle moyenâgeuse. Nous ne savons rien de ces images-là. Nous pouvons donc tout inventer.
Quoique... Qu’y a-t-il d’autre à comprendre qu’il s’agit de studios de cinéma et que c’est grâce à ces images que Marilyn va commencer à y mettre le pied ? Jasgur l’a dit : elle montrera certaines des photos qu’il a prises à la Fox. Seraient-ce celles-là où, simple silhouette, écrasée par le brick ou la goélette, elle tangue dans un décor oblique ? Des clichés de 1947 paraît-il, sans gros plans, où elle paraît si petite, presque effacée, en jupe sage et pull blanc.... On se sait pas au juste. Tout reste flou : les motifs de cette séance, sa date, le lieu, à quoi elle servit pour finir. Il faudrait consulter le livre de Jasgur, The Birth of Marilyn : The Lost Photos of Norma Jean, mais comme vous pouvez le voir il reste inaccessible. On ne peut pas l’ouvrir, celui-là non plus. Trop de mensonges, croyez-nous sur parole.
Ailleurs, on raconte que Joe, qui travaillait également pour la police scientifique, photographie la même année le corps coupé en deux et mutilé d’Elizabeth Short, le Dahlia noir. Que, devenu l’un des premiers paparazzi de Los Angeles, il se rend sur les scènes de crime dans une Lincoln Zephyr qui possède l’eau, un lit, le téléphone. Décidément... Pièce circulaire que cette salle 2 bis je le disais, puisqu’on passe d’une plage, d’une voiture à l’autre et qu’André de Dienes va bientôt surgir, à nouveau.
Un instant. Parlons encore de Jasgur, celui qui fait de Norma Jeane un modèle comique, ce en quoi il est peut-être le seul. Qui la sort du cadre, même pour cinq minutes, pour rien, pour le plaisir. Il finit mal. Totalement obsédé par Marilyn aux dires de sa fille, préférant entendre parler de l’actrice que de sa propre famille, il meurt deux jours avant son quatre-vingt-dixième anniversaire après avoir passé sa vie à lutter pour récupérer les droits sur ses photos. Sans succès. Reste pauvre jusqu’au bout. Perd la tête. Ne parle plus que d’elle, d’argent volé, de clichés qu’il lui auraient confiés, qu’elle ne lui aurait pas rendus. Son procès, il le gagne post mortem, deux ans plus tard, en 2011.