#2 le sas

Résumé : dans une ville non identifiée se tient une exposition sur Marilyn Monroe qui se veut unique en son genre et semble obéir à un règlement assez strict (visite guidée obligatoire, entrée sur tirage au sort). Sur le seuil, quelqu’un hésite à entrer.

*

Après les caisses, une pièce dérobée, un sas plutôt, hermétique, apparaît, dans lequel le public est invité à pénétrer par groupes tandis que le guide reste dehors. Dès que la porte est refermée : lumière. Embrasement. Éclairs venus du sol, du plafond qui aveuglent, obligent à fermer les yeux. Un éblouissement, oui, à nouveau. A-t-on été jusqu’à reproduire par le son le crépitement des flashs, le bruit que font les projecteurs quand on les allume les uns après les autres ? Non. Dans le sas, silence. Des écouteurs intra-auriculaires, dont il a été précisé qu’ils ne se substitueraient pas au discours du guide, ne serviraient que ponctuellement, ont été remis à chacun. On n’y entend rien d’autre que le texte suivant dont, sans qu’il soit possible d’expliquer pourquoi, la lecture à voix basse donne l’illusion que les mots défilent au lieu d’être prononcés :

Un lit de verre. Un berceau de verre. Une pièce vitrée. Une pièce transparente dans laquelle se trouve un lit de verre, un lit transparent, de verre entièrement. Même les lattes du sommier, les pieds, les barreaux sont en verre et on peut voir l’enfant, une fillette blonde, sous toutes ses coutures. La pièce est transparente ou alors blanche, blanche entièrement, un cube sans quatrième mur purement lumineux, éclairé par ce type de néons qu’on croise dans les couloirs et dans les rues, sous terre, au-dessus, dans le métro, les gares, de ceux qui illuminent les affiches publicitaires, rétro-éclairage dans une boîte en relief qui donne l’illusion que la photo avance. Des néons qui s’appellent des leds, vous le savez. Des affiches tactiles à faire défiler d’un doigt pour changer le visage du modèle. Des bornes qui détectent au passage la présence du spectateur, le décomptent sans le lui dire, examinent sa silhouette et s’il reste longtemps. Détectent son visage, le repèrent, le tracent, en relient les données. Lumière qui ici, dans la pièce, éclaire le verre, le met en valeur, le fait scintiller, le fait disparaître, l’assimile au mur, le détache, l’efface, en augmente la pureté : un écrin pour ce berceau de verre.
Vous qui entrez, que distinguez-vous ? Des lignes, des rayons ? Identifiez-vous ce dont je vous parle ? La fillette ne bouge pas : vous avez conscience qu’elle existe et respire ? Vous faites la différence entre sa peau très pâle, ses cheveux, le mur, les barreaux ?
Devant cette pièce qui serait sa chambre, disons, une délimitation, à terre, peinte en noire. Un trait sous lequel est écrit ne pas franchir, ne pas s’approcher, ne pas entrer, ne pas pénétrer. Regarder, mais ne pas entrer. Attention, chambre stérile. Ne pas entrer sous peine de mort. Sous peine de tuer. Attention. Ne pas franchir la ligne. Ne pas respirer là, à partir de la ligne, ne pas transmettre ses microbes, ses miasmes, ses virus à la fillette blonde. Ne pas la contaminer. Ne pas partager avec elle l’air du temps, cet air du XXIe siècle. Ne pas passer la barrière, la frontière. Regarder mais avec les yeux, pas avec la peau ni les mains. La regarder dormir à travers les barreaux, le matelas de verre, les lattes du sommier, à travers la vitre qui nous sépare d’elle, elle qui dort et parfois se réveille. L’observer seulement. Quand elle se réveille, regarde-t-elle à son tour à travers les barreaux de verre ? Et quoi ? Nous ? Le monde ? Autre chose ?
Entre elle et vous est-ce une vitre ou de l’air ? Une vitre, sans doute, mais si propre et maintenue à une telle distance qu’il n’est pas certain qu’elle existe. Impossible de surprendre un reflet, un défaut, une tâche. Ici, de notre côté, vous le savez, vous avez été prévenus, les vidéos et les photos sont interdites. Ce n’est pas à nous d’émettre la lumière, de maîtriser l’éclairage pour tenter de saisir ce qui peut nous séparer d’elle.
Vous la voyez, la petite blonde ? Vous sentez ce halo, qui la protège, qui l’environne ?

*

La lumière est toujours aussi aveuglante. Elle rayonne, balaye les corps des spectateurs serrés les uns contre les autres tandis que la voix dans le casque, dont on ne sait à qui elle appartient, reste basse et prégnante. Personne ne répond aux questions qu’elle pose. Chacun se tait ou murmure, pour soi. On n’entend rien de plus. La lecture reprend.

*

Vous ne la voyez pas, non, ou à peine. Pour l’instant elle dort et, vous n’avez pas de chance, ne s’est pas tournée de notre côté. Nous voyons son dos, sa chevelure, ses fesses, ses mollets, la plante de ses pieds. Nous allons sortir, quitter la chambre, entamer la visite. Vous allez oublier cette pièce dont vous n’aurez pas su, pour finir, si elle était ouverte ou fermée. L’exposition est longue, l’installation couvre un bâtiment entier. Vous allez l’oublier, cette enfant, c’est certain. Et c’est bien.
Voilà.
Veuillez enlever les écouteurs, franchir à nouveau la porte, retrouver le guide.
Par ici, merci.

*

(Bonus : Le premier bonus, dans lequel je décrivais le vernissage d’une véritable exposition, avec Cadillac rose, sosie de Marilyn et champagne, est ici. Le second ? Il s’agit d’une proposition d’atelier d’écriture. Avant de découvrir la première pièce, et si vous écriviez à votre tour un texte sur le seuil, le sas, le hall d’entrée en évoquant le lieu de votre choix ? Ce peut être une maison, un commerce, une institution, rêvés ou réels... tout ce qui vous plaira, du moment que ce seuil débouche sur un espace jusqu’ici inconnu (il ne s’agit pas d’évoquer un endroit déjà familier). L’idée est de ne décrire que le seuil, pas la pièce sur lequel il donne. Partons sur un texte d’un ou deux feuillets, par exemple. Envoyez-le à (athanorster[at]gmail.com) et dites-moi, le cas échéant, si vous souhaitez qu’il apparaisse dans la rubrique Marilyn everywhere de mon site. Je le mettrai en ligne juste avant le troisième épisode. À bientôt !)

29 juillet 2019
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