[31] « le passé m’encourage, le présent m’électrise, je crains peu l’avenir » 3
Ajout bibliographique :
« Les larmes d’Alceste » de Martine Kaufmann, un article du programme d’Alceste, tragédie lyrique en trois actes (1776), musique de Christoph Willibald Glück (1714-1787), livret de François-Louis Gand Le Bland du Roullet d’après Ranieri de Calzabigi : direction musicale de Marc Minkowski, mise en scène d’Olivier Py, Palais-Garnier, Paris, saison 2013-2014.
Jean Starobinski : 1789. Les emblèmes de la raison, en particulier le chapitre consacré à Goya (Flammarion, collection Champs, 1979).
— Cette imagination que vous vantez en moi, Juliette, me dit-il un jour, est précisément ce qui m’a séduit chez vous : on en a difficilement une plus lascive… une plus riche… une plus variée ; et vous avez dû remarquer que mes plus douces jouissances avec vous, sont celles où, donnant l’essor à nos deux têtes, nous créons des êtres de lubricité dont l’existence est malheureusement impossible. O Juliette ! qu’ils sont délicieux les plaisirs de l’imagination, et que l’on parcourt voluptueusement toutes les routes que nous offre sa brillante carrière ! Conviens, cher ange, que l’on n’a pas idée de ce que nous inventons, de ce que nous créons, dans ces moments divins où nos âmes de feu n’existent plus que dans l’organe impur de la lubricité : de quelles délices on jouit en se branlant mutuellement pendant l’érection de ces fantômes, comme on les caresse avec transport !… comme on les entoure !… comme on les augmente de mille épisodes obscènes ! Toute la terre est à nous dans ces instants délicieux ; pas une seule créature ne nous résiste ; tout présente à nos sens émus la sorte de plaisir dont notre bouillante imagination la croit susceptible : on dévaste le monde… on le repeuple d’objets nouveaux, que l’on immole encore ; le moyen de tous les crimes est à nous, nous usons de tous, nous centuplons l’horreur, et les épisodes de tous les esprits les plus infernaux et les plus malins n’atteindraient pas, dans leurs plus malfaisants effets, où nous osons porter nos désirs… « Heureux, cent fois heureux, dit La Mettrie, ceux dont l’imagination vive et lubrique tient toujours les sens dans l’avant-goût du plaisir ! » En vérité, Juliette, je ne sais si la réalité vaut les chimères, et si les jouissances de ce que l’on n’a point ne valent pas cent fois celles qu’on possède : voilà vos fesses, Juliette, elles sont sous mes yeux, je les trouve belles, mais mon imagination, toujours plus brillante que la nature, et plus adroite, j’ose le dire, en crée de bien plus belles encore. Et le plaisir que me donne cette illusion n’est-il pas préférable à celui dont la vérité va me faire jouir ? Ce que vous m’offrez n’est que beau, ce que j’invente est sublime ; je ne vais faire avec vous que ce que tout le monde peut faire, et il me semble que je ferais avec ce cul, ouvrage de mon imagination, des choses que les Dieux mêmes n’inventeraient pas. (Troisième partie.)
11. La Société des Amis du crime.
Le comte de Belmor est élu président de la Société des Amis du crime [1] au moment où Juliette y est admise. « La Société se sert du mot crime, est-il précisé, pour se conformer aux usages reçus, mais elle déclare qu’elle ne désigne ainsi aucune espèce d’action, de quelque sorte qu’elle puisse être. » C’est un club privé réservé « aux personnes domiciliées à Paris ou dans la banlieue » qui a pour unique objet le plaisir : on y pratique l’échangisme et organise des crimes de débauche à l’abri de tout regard extérieur. En arrivant on se dévêt dans une antichambre, la nudité y est de mise. Aucune « flétrissure juridique » n’interdit d’y être reçu. Si Justine en avait fait la demande la marque imprimée au fer rouge sur son épaule chez le chirurgien Rodin l’aurait fait recevoir et même célébrer. Sont refusés les étrangers et les provinciaux, ceux qui souffrent d’une infirmité « dégoûtante » ou d’une maladie vénérienne non soignée, les maniaques de la « progéniture » (les femmes sont incitées à les dénoncer), les tapageurs et les duellistes - les poltrons y sont révérés. L’athéisme est obligatoire. Tout débat politique est interdit, on laisse ses opinions au vestiaire. Est puni de mort tout membre qui révélerait au grand jour les secrets de cette Société (article 39). L’admission se fait par cooptation (c’est Mme de Clairwil qui introduit Juliette), la sélection par l’argent : il faut bénéficier d’au moins 25.000 livres de rente. Cependant l’article 7 précise non sans ironie :
Vingt artistes ou gens de lettres seront reçus au prix modique de mille livres par an. La Société, protectrice des arts, veut leur décerner cette déférence ; elle est fâchée que ses moyens ne lui permettent pas d’admettre à ce médiocre prix un beaucoup plus grand nombre d’hommes dont elle fera toujours tant d’estime.
La Société des Amis du crime est propriétaire de ses bâtiments :
Le local de la Société, qui ne doit être connu que de ses membres, est d’une grande beauté ; de superbes jardins l’environnent. L’hiver il y a grand feu dans les salles. L’heure de la réunion est depuis cinq heures du soir jusqu’à midi le lendemain. Vers minuit, on y sert un superbe repas, et des rafraîchissements tout le reste du temps (article 19).
Un membre n’aura pas besoin d’apporter les meubles nécessaires au libertinage : la maison fournira ces objets avec abondance, choix et propreté (article 33).
Si le vol, « les jurements, et surtout les blasphèmes » sont permis (comme tout acte jugé répréhensible par l’ordre social), les comportements cruels et les meurtres sont exclus entre membres. Ils se pratiquent sur des sujets retenus dans des sérails et confiés à des geôliers, bourreaux et autre personnel spécialisé.
Les deux sérails sont environnés de hauts murs. Toutes les fenêtres en sont grillées, et jamais les sujets ne sortent. Entre le bâtiment et le haut mur environnant, est un intervalle de dix pieds formant une allée plantée de cyprès, où les membres de la Société font quelquefois descendre les sujets, pour se livrer avec eux, dans cette promenade solitaire, à des plaisirs plus sombres et souvent plus affreux. Au pied de quelques-uns de ces arbres sont ménagés des trous, où la victime peut à l’instant disparaître. On soupe quelquefois sous ces arbres, quelquefois dans ces trous mêmes. Il y en a d’extrêmement profonds, où l’on ne peut descendre que par des escaliers secrets, et dans lesquels on peut se livrer à toutes les infamies possibles avec le même calme, le même silence que si l’on était dans les entrailles de la terre (article 44).
L’exercice intellectuel est encouragé. La Société possède une bibliothèque d’ouvrages contre les bonnes mœurs et la religion (article 25), une imprimerie avec douze copistes et quatre lecteurs (article 41). Selon l’article 11, la Société organise trois séances par semaine. Chaque séance s’ouvre par le discours d’un des membres, « imprimé sur-le-champ aux frais de la Société » et archivé s’il en mérite la peine.
La Société admet 400 membres qui n’ont pas obligation de présence mais, entre eux, se doivent secours et solidarité. Par son ampleur, son organisation et ses rituels, la Société des Amis du crime est sans mesure commune avec l’assemblée réunie dans Silling ni avec les soupers libertins donnés par Saint-Fond.
L’égalité entre les sexes inscrite dans les statuts de la Société et pratiquée lors des séances d’échangisme est démentie par la déclaration en douze points - véritable charte de la totale soumission exigée de la femme vis-à-vis de l’homme qu’il soit « amant, époux ou entreteneur » - que Juliette doit lire publiquement le jour de son admission ainsi que par le discours d’intronisation de Belmor comme président. Mme de Clairwil ne se prive pas d’exprimer vertement tout le mal qu’elle en pense. Ce décalage entre les discours et les actes est unique et paradoxal dans l’Histoire de Juliette.
12. Un discours, une mise en pratique.
Aucun discours philosophique qui ne soit suivi d’une séance de mise en pratique des principes exposés. La réception de Juliette à la Société des Amis du crime suit ce schéma en deux phases :
1) discours : les 45 articles des statuts de la Société ; questions de la présidente de la Société (la fin de son mandat et le début de celui de Belmor coïncident avec l’arrivée de Juliette) visant à éprouver le désir qu’a Juliette d’être admise et réponses de Juliette ; lecture par Juliette des « Instructions aux femmes admises à la Société des Amis du crime » - soit 22 pages [2] ;
2) mise en pratique : séance d’échangisme collectif au cours de laquelle le corps de Juliette passe de main en main comme si elle baignait dans un courant fluide, voluptueux, composé d’une multitude de corps la caressant, explorant ses orifices, les pénétrant (encore « novice », elle ne peut refuser aucune sollicitation) ; souper en commun ; supplices et meurtres dans les sérails qu’elle regarde sans avoir encore le droit d’y participer – soit 19 pages [3].
a) les discours
Les discours ne sont pas des disputes. On ne recherche pas la vérité, on la connaît déjà, il s’agit seulement de la démontrer. Quel que soit le personnage qui les tient, le dispositif est toujours le même : l’un ou l’une parle, les autres écoutent, ne contredisent pas, on est entre soi. C’est un moment de clarté intellectuelle, d’intelligence, de civilité. Au mieux, quelqu’un ajoute ou appuie un argument. Quand l’un relance par la répétition interrogative des derniers mots d’une phrase ou par une objection étonnée, c’est pur effet de style. Celui qui a pris la parole s’interrompt quand il juge sa démonstration menée à terme – jamais suite à une réfutation. On a vu Justine répliquer point par point aux arguments libertins, Juliette ne croise aucun personnage vertueux qui aurait le goût de la discussion.
Diverses formes de discours sont à l’œuvre :
— ceux qui opposent frontalement deux notions : le bien et le mal, le vice et la vertu, la force et la faiblesse, l’amour et la jouissance, le juste et l’injuste, l’intérêt particulier et l’intérêt général ;
— des démonstrations méthodiques de la non-existence de Dieu ou d’une cause première, d’où se déduit la non-existence de l’âme, de l’enfer, de la faute originelle ;
— des critiques des dogmes religieux, des préjugés moraux hérités de l’enfance et de l’éducation, du mariage et de l’amour parental ou filial, de la fidélité, de l’obsession nataliste ;
— des analyses psychologiques de la conscience, du remords, de la jalousie ;
— des apologies du vol et de l’enrichissement, de toutes les espèces de crimes et de meurtres, de toutes les sortes de plaisirs (dont le cannibalisme par l’ogre Minski), de la verge masculine, du mensonge, de l’impiété – les sujets ne manquent pas.
Certains thèmes sont repris par quasi tous les personnages : Mme Delbène (première partie), Saint-Fond (deuxième partie), Noirceuil (troisième partie), le pape Pie VI (quatrième partie), Francaville (cinquième partie) nient tour à tour l’existence d’un Dieu unique juste et bon, fable absurde qui ne résiste, selon eux, ni à l’analyse philosophique ni à l’analyse comparée des cultes dans l’histoire et dans les autres pays. Rejetant l’idée de « révélation », ils analysent les croyances comme autant de fictions destinées à maintenir les peuples dans la soumission en leur faisant espérer une récompense dans l’au-delà. Raisonnements argumentés, destinés à fonder, selon un ordre logique, la liberté de penser et de se conduire, ces discours ne sont pas personnalisés. Le caractère, la psychologie de tel ou tel personnage les infléchissent peu, ou à la marge. Ils travaillent à construire une pensée rationnelle du libertinage, non une esthétisation de l’individualisme subjectif. Ces discours permettent à Sade de développer autant de variations sur le thème du « vice » et de ses « prospérités » en société, Justine restant l’unique incarnation de la vertu.
Saint-Fond va plus loin : il pose l’hypothèse d’un Dieu du mal.
« C’est dans le mal qu’il [le dieu imaginé par Saint-Fond] qu’il a créé le monde ; c’est par le mal qu’il le soutient ; c’est par le mal qu’il le perpétue ; c’est imprégné de mal que la créature doit exister ; c’est dans le sein du mal qu’elle retourne après son existence. » (Deuxième partie.)
Cette vision de l’univers est trop noire pour Mme de Clairwil (et Juliette, alors dans sa roue). Elle conteste qu’une telle hypothèse soit nécessaire pour justifier le plaisir, ne suffit-il pas qu’il soit agréable ?
b) les mises en pratique
Du mot « libertin »
Le Littré (1863-1877) donne les sens suivants :
1) Qui ne s’assujettit ni aux croyances ni aux pratiques de la religion. Il se dit aussi des opinions, pensées, etc. N.m. Libertin de Genève, parti qui, au XVIe siècle, réclama la liberté civile contre la domination religieuse.
2) Désireux d’indépendance. Terme de fauconnerie. Se dit de l’oiseau de proie qui s’écarte et ne revient pas. N.m. Membre d’une secte anabaptiste qui croit toute servitude contraire à l’esprit du christianisme.
3) Qui dépasse la mesure.
4) Qui va à l’aventure.
5) Dissipé, qui néglige ses devoirs pour le jeu, en parlant d’un écolier.
6) Déréglé par rapport à la moralité entre les deux sexes. Il se dit aussi des choses.
Remarque du Littré. Le sens particulier qu’a pris libertin par rapport aux mœurs a, dans le langage moderne, mis en désuétude les autres sens qui étaient si vivants au XVIIe siècle.
Le Grand Robert de la langue française (deuxième édition, 1985) donne l’étymologie du mot : première apparition en 1468, histoire et droit romain ; du latin libertinus, affranchi, de libertus, même sens [4], de liberare, libérer. Paul Valéry est cité : « À Rome, les hommes libres, s’ils étaient nés de parents libres, s’appelaient ingenus ; s’ils avaient été libérés, on les disait …˜…˜libertins’’. Beaucoup plus tard on appela libertins ceux dont on prétendait qu’ils avaient libéré leurs pensées ; bientôt, ce beau titre fut réservé à ceux qui ne connaissaient pas de chaînes dans l’ordre des mœurs » (Regards sur le monde actuel).
Dans ce que Sade appelle sa « grande lettre », seize pages adressées à Madame de Sade du donjon de Vincennes le 20 février 1781, où il reprend un à un les éléments à charge contre lui afin de les réfuter, il conclut :
[…] Chacun a ses défauts – ne comparons rien, mes bourreaux ne gagneraient peut-être pas au parallèle. Oui je suis libertin je l’avoue, j’ai conçu tout ce qu’on peut concevoir dans ce genre-là, mais je n’ai sûrement pas fait tout ce que j’ai conçu et ne le ferai sûrement jamais. Je suis un libertin, mais je ne suis pas un criminel ni un meurtrier, et puisqu’on me force à placer mon apologie à côté de ma justification, je dirai donc : qu’il serait peut-être très possible que ceux qui me condamnent aussi injustement que je le suis, ne fussent pas à même de contrebalancer leurs infamies, par des bonnes actions aussi avérées, que celles que je peux opposer à mes erreurs. Je suis un libertin – mais trois familles, domiciliées dans votre quartier, ont vécu cinq ans de mes aumônes et je les ai sauvées des derniers excès de l’indigence. Je suis un libertin, mais j’ai sauvé un déserteur de la mort, abandonné par tout son régiment et par son colonel. Je suis un libertin, mais aux yeux de toute votre famille à Évry, j’ai au péril de ma vie, sauvé un enfant qui allait être écrasé sous les roues d’une charrette emportée par des chevaux, et cela en m’y précipitant moi-même. Je suis un libertin, mais je n’ai jamais compromis la santé de ma femme ; je n’ai point eu toutes les autres branches du libertinage souvent si fatales à la fortune des enfants, les ai-je ruinés par le jeu, ou par d’autres dépenses qui aient pu les priver, ou même entamer un jour leur héritage ? Ai-je mal géré mes biens tant qu’ils ont été à ma disposition ? Ai-je en un mot annoncé dans ma jeunesse un cœur capable des noirceurs dont on le suppose aujourd’hui ? N’ai-je pas toujours aimé tout ce que je devais aimer ? et tout ce qui m’était cher ? – n’ai-je pas aimé mon père ? Hélas ! je le pleure encore tous les jours. Me suis-je mal conduit avec ma mère, et n’est-ce pas lorsque je venais recueillir ses derniers soupirs et lui donner la dernière marque de mon attachement, que la vôtre m’a fait traîner dans cette horrible prison où elle me laisse languir depuis quatre ans ? En un mot, qu’on m’examine depuis ma plus tendre enfance, vous avez près de vous deux personnes qui l’ont suivie, Amblet [5] et Mme de Saint-Germain [6] ; que passant de là à ma jeunesse qui peut avoir été observée par le marquis de Poyanne [7] sous les yeux de qui je l’ai passée, on aille jusqu’à l’âge où je me suis marié, et qu’on voie, qu’on consulte, qu’on s’informe, si j’ai jamais donné des preuves de la férocité qu’on me suppose, et si quelques mauvaises actions ont servi d’annonce aux crimes que l’on me prête. Cela doit être ; vous le savez, le crime a ses degrés ; comment donc supposer que d’une enfance et d’une jeunesse aussi innocentes, je sois tout d’un coup parvenu au dernier comble de l’horreur réfléchie ? Non vous ne le croyez pas – et vous qui me tyrannisez si cruellement aujourd’hui, vous ne le croyez pas non plus, votre vengeance a séduit votre esprit, vous vous y êtes livrée aveuglément, mais votre cœur connaît le mien, il le juge mieux, et il sait bien qu’il est innocent. J’aurai le charme de vous en voir convenir un jour – mais l’aveu ne rachètera pas mes tourments, et je n’en aurai pas moins souffert. En un mot je veux être lavé et je le serai à quelque époque qu’on me fasse sortir d’ici ; si je suis un meurtrier j’y aurai trop peu été, et si je le suis pas – j’aurai été beaucoup trop puni, et je serai en droit d’en demander raison […] [8].
Dans sa lettre, Sade distingue le libertinage sexuel et le libertinage criminel (dont on l’accuse et dont il s’est toujours défendu) et nie que la pratique de l’un conduise à la pratique de l’autre. C’est précisément cet enchaînement qu’il met en scène dans ses romans : un libertinage sexuel ayant comme suite et conséquence le libertinage criminel. Cet ordre n’est pas réversible : on peut assassiner par ambition ou par vengeance, dans le domaine politique par exemple, ou bien encore par avarice, sans en passer par le sexe.
Les deux formes de libertinage sont présentes dans le récit de Juliette :
d’une part, des scènes entre personnages consentants, désirants, hommes et femmes, pratiquant un échangisme extensif puisque, refusant tout exclusivisme, toute relation amoureuse privilégiée, les libertins mettent en place des situations où intégrer d’autres partenaires à leurs ébats. Ils multiplient ainsi les figures du plaisir, dont celui de regarder. Certaines scènes sont d’une grande douceur, telles l’initiation de Juliette au couvent et la séance de son admission à la Société des Amis du crime ;
d’autre part, des scènes de débauches collectives qui introduisent des sujets n’appartenant pas au cercle des libertins et qui se concluent par des meurtres. Ceux-ci sont exécutés au terme de supplices plus ou moins longs, plus ou moins cruels, sur des sujets des deux sexes, de tous âges, le plus souvent anonymes. L’assassinat d’un proche, ami ou membre de sa propre famille, est plus fréquent dans La Nouvelle Justine. Les séquences meurtrières se déroulent dans des lieux isolés qui évoquent le secret, l’enfouissement, l’obscurité, le silence : caves, cachots, fosses, souterrains, « entrailles de la terre » ; seules les orgies italiennes se déroulent au grand jour, certaines en plein air.
Qu’eux-mêmes désirent la ressentir ou qu’ils la fassent ressentir à des partenaires qui le désirent, pour les libertins la douleur consentie et volontaire est un élément du plaisir - et non l’inverse : le plaisir n’est pas une composante de la douleur. (Dans La Nouvelle Justine, Justine n’éprouve jamais aucun plaisir à être battue, violée, etc.) Lors des séances échangistes, les libertins pratiquent couramment la fustigation active et passive. Une coloration différente du plaisir apparaît quand ils l’infligent à des victimes, et même il s’accroît à proportion du degré de vertu ou de faiblesse. Le désir d’outrepasser les interdits religieux, de renverser les convenances sociales ainsi que la recherche d’un plaisir toujours plus intense suscitent le passage du libertinage sexuel au libertinage criminel. C’est par un effet de bascule mentale qui semble incontrôlable qu’on voit soudain se manifester le désir violent de détruire l’autre, non par haine (la haine s’exprime sans en être le moteur), mais pour satisfaire un plaisir qui n’admet aucune limite.
Un plaisir propre au pouvoir : l’élimination à grande échelle
Les personnages occupant une position de pouvoir sont à l’abri de tout jugement social. Athées, ils ne craignent pas davantage un châtiment divin. Rois, ministres, princes, ecclésiastiques, tous tiennent un double discours : un discours lié à leur place au sommet de la société, un discours avec leurs pairs en libertinage ; tous font preuve d’une conduite dissociée : officiellement vertueuse et soucieuse de l’intérêt général, mais en privé uniquement préoccupée de leur intérêt particulier. Ils sont à l’origine de projets criminels à grande échelle :
— Saint-Fond le ministre, non content de détourner les richesses du pays à son profit personnel, veut anéantir tout projet de révolution en diminuant « promptement » la population de la France. Il compare trois possibilités : la guerre, la famine, la peste [9].
— Le premier est sûr, dit Saint-Fond, nous allons avoir la guerre. Nous ne voulons pas du dernier, parce qu’il serait à craindre que nous nous en trouvassions les premières victimes. Quant à celui de la famine, l’accaparement total des grains auquel nous travaillons, en nous comblant d’abord des richesses, va bientôt réduire le peuple à se dévorer lui-même. nous espérons beaucoup de ce moyen [la guerre]. Il est arrêté dans le Conseil, parce qu’il est prompt, infaillible, et qu’il nous couvre d’or…
Il y a bien longtemps, poursuivit le ministre, que, pénétré des principes de Machiavel, je suis infiniment persuadé que les individus ne sont rien en politique. Machines secondaires du gouvernement, les hommes doivent travailler à la prospérité de ce gouvernement, et jamais le gouvernement ne doit travailler à celle des hommes ; tout gouvernement qui s’occupe de l’homme est faible ; il n’y a de vigoureux que celui qui se compte pour tout, et les hommes pour rien ; le plus ou moins d’esclaves dans un État est indifférent ; ce qui est essentiel, c’est que la chaîne pèse lourdement sur le peuple, et que le souverain soit despote.[…] (Troisième partie.)
— le comte de Belmor se fait fort, si le gouvernement lui fournit 25.000 hommes, d’arrêter et de massacrer tous les prêtres du pays en un seul jour :
— Cette saignée serait prodigieuse [dit Mme de Clairwil] !
— J’en conviens, mais elle assurerait à jamais le bonheur de la France : c’est un remède violent administré sur un corps vigoureux : en le tirant promptement d’affaire, il lui évite une infinité de purgations qui, trop multipliées, finissent par l’épuiser tout à fait. Soyez bien certains que toutes les plaies qui déchirent la France depuis dix-huit cents ans ne viennent que des factions religieuses. (Troisième partie.)
— le projet d’Olympe Borghèse - « brûler à la fois dans Rome, le même jour, à la même heure, tous les hôpitaux, tous les hospices, toutes les maisons de charité, toutes les écoles gratuites » - est mis à exécution : « Les trente-sept hôpitaux furent consumés, et plus de vingt mille âmes y périrent. »
— le roi Ferdinand de Naples transforme une fête populaire, la cocagne, en massacre :
Sur un grand échafaud que l’on orne d’une décoration rustique, se pose une prodigieuse quantité de vivres, disposés de manière à composer eux-mêmes une partie de la décoration. Là, sont inhumainement crucifiés des oies, des poules, des dindons, qui, suspendus tout en vie, et seulement attachés par un clou, amusent le peuple par leurs mouvements convulsifs ; des pains, de la merluche, des quartiers de bœufs ; des moutons, paissant dans une partie de la décoration qui représente un champ gardé par des hommes de carton, bien vêtus ; des pièces de toile disposées de manière à former les flots de la mer sur laquelle s’aperçoit un vaisseau chargé de vivres ou de meubles à l’usage du peuple : telle est, disposée avec beaucoup d’art et de goût, l’amorce préparée à cette nation sauvage, pour perpétuer sa voracité et son excessif amour pour le vol. Car, après avoir vu ce spectacle, il serait difficile de ne pas convenir qu’il est bien plutôt une école de pillage qu’une véritable fête.
À peine avions-nous eu le temps de considérer le théâtre, qu’un second coup de canon se fit entendre. À ce signal, la chaîne de troupes qui contenait le peuple s’ouvrit avec rapidité. Le peuple s’élance, et, dans un clin d’œil, tout est enlevé, arraché, pillé, avec une vitesse… une frénésie, qu’il est impossible de se représenter. Cette effrayante scène, qui me donna l’idée d’une meute de chiens à la curée, finit toujours plus ou moins tragiquement, parce qu’on se dispute, on veut avoir, et empêcher son voisin de prendre, et qu’à Naples, ce n’est jamais qu’à coups de couteau que de pareilles discussions se terminent. Mais cette fois, d’après nos désirs, par les soins cruels de Ferdinand, quand on crut qu’il pouvait bien y avoir sept ou huits cents personnes dessus, tout à coup il s’enfonce et plus de quatre cents personnes sont écrasées. (Sixième partie.)
c) des tableaux pour l’œil, plus rarement pour l’oreille
Incluse dans le déroulement de l’orgie, l’exposition des victimes. Elles sont vêtues, parées, arrangées, disposées afin que les libertins admirent le tableau vivant qu’elles forment. Seulement après ils entreprendront de bousculer ce bel ordonnancement, comme un artiste de l’époque classique qui, ayant peint un couronnement ou une apothéose, frotterait sa toile d’un chiffon imbibé d’essence avant que les couleurs aient séché, effaçant toute configuration humaine.
Au début de la cinquième partie, Juliette décrit la composition qui, tel un immense décor de théâtre, a pris place dans Saint-Pierre-de-Rome :
D’énormes paravents enveloppaient l’autel isolé de Saint-Pierre, et donnaient une salle d’environ cent pieds carrés, dont l’autel formait le centre, et qui n’avait plus, au moyen de cela, aucune communication avec le reste de l’église. Vingt jeunes filles ou jeunes garçons, placés sur des gradins, ornaient les quatre côtés de ce magnifique autel. Également dans les quatre coins, entre les marches et les gradins, était, dans chacun, un petit autel à la grecque destiné aux victimes. Près du premier se voyait une jeune fille de quinze ans ; près du second, une femme grosse, d’environ vingt ans ; près du troisième, un jeune garçon de quatorze ans ; près du quatrième, un jeune homme de dix-huit ans, beau comme le jour. Trois prêtres étaient en face de l’autel, prêts à consommer le sacrifice, et six enfants de chœur, tout nus, se préparaient à le servir : deux étaient étendus sur l’autel, et leurs fesses allaient servir de pierres sacrées. Braschi [le pape] et moi, nous étions couchés dans une ottomane élevée sur une estrade de dix pieds de haut, à laquelle on ne parvenait que par des marches recouvertes de superbes tapis de Turquie ; cette estrade formait un théâtre où vingt personnes pouvaient se tenir à l’aise. Six petits ganymèdes de sept ou huit ans, tout nus, assis sur les escaliers, devaient, au moindre signal, faire exécuter les ordres du Saint-Père ; différents costumes, aussi galants que pittoresques, embellissaient les hommes, mais celui des femmes était trop délicieux pour ne pas mériter une description particulière. Elles étaient vêtues d’une chemise de gaze écrue qui flottait négligemment sur leur taille sans la masquer ; une collerette en fraise ornait leur cou ; et la tunique que je viens de décrire était, par le moyen d’un large ruban rose, renouée au-dessous de leurs reins, qu’elle laissait absolument à découvert ; par-dessus cette chemise, elles avaient une simarre de taffetas bleu qui, se rejetant et voltigeant en arrière, n’ombrageait en rien le devant ; une simple couronne de roses ornait leurs cheveux, flottant en boucles sur leurs épaules. Ce déshabillé me parut d’une telle élégance que je voulus m’en revêtir sur-le-champ. La cérémonie commença.
La débauche dure toute la nuit : on célèbre des messes sodomites, on profane des hosties, on accomplit des sacrifices non pas symboliques mais réels. Au petit matin, le pape part au Consistoire « disputer en paix sur l’état de conscience des pays chrétiens » tandis que Juliette, après un bain réparateur, rejoint Olympe à qui elle raconte ses « succès au Vatican ».
À Naples, le prince de Francaville organise des fêtes raffinées avec lesquelles même les souverains ne peuvent rivaliser.
Rien n’égale, dans toute l’Italie, le luxe et la magnificence de Francaville ; il a tous les jours une table de soixante couverts, servie par deux cents domestiques, tous de la plus agréable figure. Le prince, pour nous recevoir, avait fait construire un temple à Priape, dans les bosquets de son jardin. De mystérieuses allées d’orangers et de myrtes conduisaient à ce temple, magnifiquement éclairé ; des colonnes torses de roses et de lilas soutenaient une coupole de jasmin, sous laquelle se voyait un autel de gazon, sur la droite ; à gauche, une table de six couverts, et, dans le milieu, une large corbeille de fleurs dont les pampres et les festons, chargés de lampions de couleur, s’élevaient en guirlandes jusqu’au faîte de la coupole. Différents groupes de jeunes gens presque nus, au nombre de trois cents, remplissaient, çà et là, tous les intervalles, et, sur le haut de l’autel de gazon, paraissait Francaville, debout sous l’emblème de Priape, dieu du temple où nous étions introduits. Des groupes d’enfants venaient l’encenser tour à tour.
— Être révéré dans cette enceinte, lui dit la reine en entrant, nous venons partager tes plaisirs, nous recueillir à tes mystères, et non pas les troubler. Jouis des hommages multipliés qui te sont offerts ; nous ne voulons que les contempler.
Des banquettes de fleurs étaient en face de l’autel, nous nous assîmes ; le dieu descendit, se courba sur cet autel, et la cérémonie commença.
L’orgie se déroule en trois temps dans trois lieux différents que Sade décrit en détail. Il les voit, il les donne à voir, on les voit ! Après la séquence dans le temple à Priape dédié à la sodomie masculine, un souper est servi au cours duquel Francaville fait l’éloge de la tyrannie. Le prince et ses invités gagnent ensuite le temple de Ganymède où les deux sexes sont également honorés :
Tous les jardins étaient illuminés : les orangers, les pêchers, les abricotiers, les figuiers, nous offrirent leurs fruits tout glacés, et nous les détachions des arbres mêmes, en parcourant les délicieuses allées formées par ces arbres, lesquelles nous conduisirent au temple de Ganymède. Le peu de lumière qui éclairait ce temple se trouvait caché dans la voûte, ce qui répandait une clarté suffisante aux plaisirs, et nullement fatigante à l’œil. Des colonnes vertes et roses soutenaient l’édifice, des guirlandes de myrtes et de lilas les entrelaçaient et formaient d’agréables festons d’une colonne à l’autre.
La nuit orgiaque se poursuit dans un kiosque avec amphithéâtre demi-circulaire où se succèdent trois vagues de victimes qui sont sacrifiées.
D’un lieu à l’autre, à l’arrivée du prince et de ses invités les victimes sont déjà disposées pour le plaisir de l’œil. Elles attendent « dans le même silence et dans la même douleur », ou ailleurs, dit Juliette, « avec autant de respect que de silence » d’être livrées aux libertins. Les corps se tiennent droit, les visages sont impassibles, empreints d’une dignité presque féerique. Ces présentations rappellent les figures, vouées par le clergé à l’édification morale, de sainte Lucie ou saint Pierre Martyr dans les tableaux de Lorenzo Lotto : Lucie chante dans le bûcher, Pierre Martyr ne cille pas sous la hache plantée dans son crâne. Pas un cri - d’effroi pour les victimes, de plaisir pour les libertins - ne sort des gorges avant que soit donné le signal des déchaînements. Ensuite, plaies béantes, chairs arrachées, membres disloqués, larmes de sang, tout est décrit, tout est nommé et cependant tout est tu - rien d’un trompe-l’œil naturaliste - mais non pas muet. On assiste à la mise en scène théâtralisée de plaisirs au cours desquels le récit ne sollicite jamais aucun affect ni connivence avec le lecteur. Au petit matin, c’est « un champ de bataille » que Mme de Clairwil, ivre de sa propre démesure, a l’impression de parcourir.
Petit intermezzo musical
L’Histoire de Juliette, comme tous les romans de Sade, est musicalement silencieux. À chacun, s’il le souhaite, de mixer la bande son de sa lecture [10]. Une exception dans le temple de Ganymède : alors que Juliette, Mme de Clairwil, Olympe Borghèse et la reine de Naples ont pris place sur une ottomane qu’un ingénieux mécanicien a fabriquée pour les plaisirs de la sodomie, elles entendent soudain, « de loin », une musique « délicieuse », « enchanteresse ». Un compositeur l’a-t-il écrite pour cette séquence de l’orgie ou l’orchestre du prince interprète-t-il une gigue en vogue dans les salons napolitains ?
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, un débat esthétique oppose les partisans du bel canto italien (les piccinistes) et ceux de l’opéra français (les glückistes). Les premiers considèrent l’opéra comme un pur divertissement pour le plaisir de l’œil et de l’oreille, les autres sont attachés à la dramaturgie expressive du texte et, dans le chant, à la vérité du sentiment [11]. La querelle reprend la problématique du « beau » et du « vrai » exposée par Diderot [12] à propos de la littérature.
Sade déclare à maintes reprises vouloir ne raconter que le « vrai » [13] mais les fêtes libertines, en particulier en Italie, débutent toujours par une description qui relève du « beau ». Elles se déroulent en deux mouvements : pour la satisfaction du regard, un moment de « beau » ; selon l’expérience romanesque, un moment de « vrai ». C’est seulement après que la beauté solennelle des tableaux vivants a été admirée par les libertins que, au nom du « vrai », le récit s’anime et met en pièces les victimes. Ces deux mouvements se dédoublent à leur tour à l’intérieur de chaque catégorie. Du côté du regard esthétique : avant l’orgie, un « beau » néoclassique plus proche de David que de Füssli ; pendant l’orgie, un « vrai » qui annonce les Caprices et les Désastres de la guerre gravés par Goya. Du côté du « dire vrai » romanesque : la pensée rationnelle qui construit les discours ; la mise en sommeil de la raison qui libère les pratiques.
Sans doute la musique qu’entendent les trois femmes, tout à leur plaisir, est-elle un aria mélodieux plutôt qu’un bouleversant récitatif.
d) une alternance à l’infini
Quel que soit le niveau de lecture, les constructions de Sade reposent sur le principe de l’alternance duelle. La narration est une suite ordonnée de deux segments qui se répètent : discours, mise en pratique. Déjà dans Les Cent Vingt Journées de Sodome, le récit autobiographique de la Duclos précédait chaque exercice des « passions » que l’épisode avait évoquées. La succession était également consécutive : le récit éveillait le désir des quatre libertins. Dans l’histoire de Justine, dans l’histoire de Juliette, chaque discours est de même suivi d’une mise en pratique, mais l’ordre consécutif est peu lisible, la succession apparaît d’abord temporelle. Car il existe aussi un plaisir à prendre la parole d’une part, et d’autre part le souci d’ordonner les plaisirs comme on progresse dans un discours.
L’alternance n’est pas basée sur un temps fort suivi d’un temps faible (ou l’inverse) mais sur la succession de deux temps forts, sans suspension, comme la marche. Construction de langage et contenu narratif avancent d’un même pas : une démonstration, une scène d’action ; un discours sur la liberté de penser et de se conduire (toujours liés dans l’imaginaire sadien), une mise en pratique de cette liberté. Leurs outils littéraires diffèrent : le discours se formule dans un lexique philosophique et selon une rhétorique qui permet d’organiser, d’articuler idées et concepts ; la mise en pratique décrit des corps, des positionnements, des déplacements, des gestes, et construit une vision de et dans l’espace.
Le discours prend fin, on l’a dit, quand l’orateur juge la démonstration menée à son terme. En parallèle, la victime a des capacités de résistance à la douleur limitées : elle meurt. Un grand nombre de victimes n’y change rien : elles meurent toutes. Ni les seuls discours philosophiques d’un côté, ni les seules mises en pratique libertines de l’autre, ne suffisent à assurer la véracité des malheurs que se crée la vertu, des prospérités qui récompensent le vice dans la société, il y faut l’un et l’autre. À la possible saturation par un long discours philosophique succède une mise en pratique, à la possible saturation par des actes sexuels (le lecteur survit à la mort des personnages) succède un nouveau discours ad libitum, pour ne pas dire ad libidum… Dans l’exploration de la dualité qui est le fil conducteur de son univers romanesque, Sade sait pourtant ménager de courtes pauses à l’intérieur de ces deux pôles d’égale tension. De quelle façon ? dites-vous. Écoutez, c’est très simple : en prenant le contre-pied de son propre dispositif. Alors le bref instant d’un pas de danse, d’un saut léger au-dessus de la feuille imprimée, romancier, personnages et lecteurs peuvent reprendre leur souffle et repartir.
« Réflexion sur l’art du compositeur de musique », extrait du Quatrième cahier des notes ou réflexions, donjon de Vincennes, 12 juin-21 août 1780 [14] :
Une observation assez singulière c’est qu’un excellent compositeur de musique doit, en mettant un opéra en musique, avoir des talents très rapprochés du grand comédien. Car que doit faire celui-ci ? Exprimer les vers de son rôle avec tous les différents sentiments dont ils sont susceptibles. Quel est le devoir du premier ? D’exprimer de même, ou de colorer, s’il est permis de se servir de cette expression, chaque vers du poème de l’espèce de sentiment qui en est susceptible. D’où il suit cette grande vérité dont on se rapproche aujourd’hui, mais si longtemps ignorée, que la musique dans un opéra ne doit être que l’expression fortement prononcée du poème ; et toutes les fois que la musique ne rendra pas le sentiment des paroles, elle sera nécessairement mauvaise, et ne produira, liée au poème, qu’une désunion très discordante et très désagréable à l’oreille.
[1] Sur le modèle des « sociétés fraternelles » qui se créent pendant la Révolution : Société des Amis des arts, de la Constitution (club des Jacobins), des Noirs, des droits de l’homme et du citoyen, des amies de l’Égalité.
[2] Pages 17 à 39 de l’édition 10|18 (volume 2, n° 1087).
[3] Pages 39 à 58, édition citée.
[4] Le Gaffiot traduit libertus : esclave qui a reçu la liberté.
[5] Son précepteur quand il était élève au lycée Louis-le-Grand.
[6] Amie du comte de Sade et de sa maîtresse Mme de Longeville.
[7] Ami à qui le comte de Sade avait demandé de veiller sur son fils, alors jeune militaire, pendant les campagnes de la guerre de Sept Ans.
[8] Cécile Guilbert et Pierre Leroy : 50 lettres du marquis de Sade à sa femme, établies et annotées par Jean-Christophe Abramovici et Patrick Graille, Flammarion, 2009.
[9] On trouve le rapprochement de ces trois maux dans Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné : « Le peuple, à gros amas aux places ameuté,/Bee douteusement sur la calamité,/Et dit : ’’Ce feu menace et promet à la terre,/Louche, pasle ou flambant, peste, famine ou guerre." » (« Misères », vers 711-714.)
[10] La mienne : P.J. Harvey pour la vie de Sade, Glück pour son œuvre.
[11] D’après la note qu’on lira à la fin de cet article, Sade était plutôt glückiste que picciniste, du moins en 1780.
[12] Lire la note 8 du deuxième article sur l’Histoire de Juliette.
[13] Lire l’alinéa 8 du deuxième article sur La Nouvelle Justine.
[14] Œuvres complètes du marquis de Sade, tome I, éditions Pauvert.