#9 Dans le vent

Résumé : Le guide nous a proposé un détour vers une salle annexe, preuve que l’exposition n’est pas toujours si linéaire. Nous revoici en 1946 avec André de Dienes et Norma Jeane, bientôt prête à changer de nom.

Fin du détour. Nous voilà sur une nouvelle plage. La Buick aménagée d’André de Dienes nous a suivi. Au passage, vous savez comment il avait surnommé sa voiture ? La cage. Cage pour une fille qu’il aurait voulu circonscrire, attacher à une chaîne, épouser enfin tandis que dès la fin du voyage et malgré la promesse qu’elle n’a pas manqué de lui faire elle a fini par refuser l’idée d’un mariage à Vegas, l’a planté là, est allée poser pour la marque de shampoings qui fait d’elle une blonde. Et c’est ainsi, dans ce même intervalle, qu’elle a changé de nom. André avait remarqué dans la paume de Norma Jeane un double M formé par les lignes croisées de la main. Simplement il s’était trompé. Contrairement à ses prédictions, ça ne signifiait pas Marry Me.
Elle est partie une première fois avec lui. Devenue Marilyn elle accepte une nouvelle séance de photos contre l’avis de Jim, le mari revenu à terre, furieux de trouver chez son épouse autre chose qu’une femme d’intérieur qui ne cuisine pourtant que des petits pois carottes par plaisir d’allier les couleurs, vous le savez sans doute. C’est ce qu’on prétend en tout cas.
(on raconte également cette histoire de vache sous la pluie qu’elle aurait fait entrer dans cette même cuisine pour la protéger, dont j’ai déjà dit un mot. J’aime rappeler cette anecdote et voir sur certains de vos visages le signe d’un acquiescement, un air entendu, sur d’autres l’expression d’une surprise. J’aime vous regarder pendant que je vous parle)

Zoom, US camera, Laff, Leader, The family circle. Fière des magazines en une desquels elle apparaît de plus en plus souvent, qu’elle va finir par coloniser, elle commence à gagner de l’argent, s’achète des vêtements, n’a plus besoin de son marin de mari. André, l’athlète charmeur, le beau gosse amoureux, l’admire et le lui dit, ce que Jim ne fait pas. Seconde virée vers une plage de Malibu. André conduit, MM s’endort à l’arrière.
Cette fois, devant nous, il n’y a plus que la mer à regarder. Il n’est plus question de pull rose ou rouge, de chemise à carreaux ou de bikini bariolé. Cheveux tressés puis lâches, yeux fermés et sans maquillage, Marilyn offre son visage au vent. Une couverture sur les épaules, qu’on imagine rêche, trouvée dans le coffre de la Buick, elle se tourne vers la lumière, sourit, fait corps avec le paysage. Puis elle se ferme. Le vent rabat ses cheveux. Le tirage, alors, accentue la noirceur du ciel, assigne à la peau un teint de cire, rend les mèches pâteuses et rêches. Le gros plan donne l’illusion d’un masque de sable, ovale granuleux, front brillant. Fièvre et poudre, expression de dégoût et l’œil qui ne cille pas : un début de décomposition. André a demandé : imagine-toi morte. Disons que c’est la fin.

Elle a vingt ans, se fige, attrape le tissu noir et s’en couvre la tête, appuie ses paumes contre les tempes devenues invisibles, invente le fantôme négatif. Ce jour-là, contrairement à la veille où elle voulait vivre cent ans, elle perçoit le peu qui lui reste. C’est ce qu’écrit André en tout cas : vous pouvez retrouver le livre qu’il lui a consacré dans la langue de votre choix, il a été traduit, oui, contrairement à d’autres, le photographe commence à compter, à devenir artiste n’est-ce pas, nous en reparlerons si vous le désirez.
Marry me a été conservé d’origine.


*

Bonus : pendant les dix minutes qu’a duré la bifurcation, une femme en a profité pour se promener sur une route. Si vous voulez en savoir plus, c’est par ici.

21 mars 2020
T T+