Écrire(s) en français : Liliana Lazar | Sony Labou Tansi | Yamen Manaï | Wei Wei
Texte de Liliana Lazar [1]
L’histoire de mes mots français
Quand j’ai commencé à apprendre le français en classe de sixième, je ne pouvais pas me douter qu’un jour la vie me mènerait en France. Ma deuxième langue vivante a été l’anglais, la troisième l’allemand. Pourtant, aucune de ces deux n’a jamais pu supplanter le français que je trouvais beau, chantant, dépaysant. Adolescente déjà, je m’étais inventée mon monde secret, en me parlant parfois avec des mots français, selon les lectures que j’enchaînais dans cette langue nouvelle. C’est ainsi que j’ai appris à connaître la France, par le biais de la littérature et du cinéma, par sa musique, ses personnages historiques et ses héros du passé. J’avais le sentiment de voyager, de mener une vie clandestine dans le monde alors fermé de la dictature de Ceausescu, sans me douter que ma connaissance de ce pays occidental était quelque peu biaisée car je n’avais accès qu’à des supports classiques. Quand la Révolution de 1989 est arrivée, j’étais en classe de terminale et c’est tout naturellement que j’ai décidé d’aller à l’université pour étudier plus en profondeur la langue française. L’ouverture progressive des frontières avait eu comme effet l’arrivée des premiers humanitaires occidentaux mais aussi de touristes curieux de découvrir un pays resté longtemps fermé. Je me souviens de ma joie, chaque fois que je pouvais m’improviser interprète pour ces étrangers de passage. J’ai été marquée par la conférence donnée à l’Université par le premier directeur du Centre culturel français de Iasi, à l’occasion de son inauguration, par les témoignages de ceux qui avaient la chance de visiter la France, par les romans français désormais nombreux dans les librairies de Roumanie et par les films diffusés par les cinémas de la ville. Puis, j’ai eu la chance de séjourner dans une famille française durant un voyage d’études en France. Cela m’a permis d’avoir un aperçu de la réalité contemporaine de ce pays que je connaissais surtout à travers les livres.
En 1996, alors que j’étais sur le point de finir mes études universitaires, le coup de foudre pour la langue française a été suivi d’un deuxième, pour un étudiant français cette fois-ci. C’est la raison pour laquelle j’ai quitté mon pays pour la France, à l’âge de 23 ans et c’est ici que ma nouvelle vie s’est construite. Mon accent suffisait à susciter de nombreuses questions sur mon pays natal, ses traditions, la période communiste. Ce sont ces premières réponses qui allaient se retrouver des années après dans mon premier roman. Car l’écriture n’est venue que plus tard et elle s’est faite en français, tout naturellement, dans cette langue qui m’avait tellement appris. Elle avait libéré mon imaginaire, m’avait ouvert de nouvelles possibilités d’expression. C’était presque une anamnèse de tout ce qui était caché en moi. Les mots de chaque langue sont porteurs d’une charge émotionnelle qui nous définit mais qui, parfois, nous emprisonne aussi. Je ne dirais pas que chaque langue nous permet d’exprimer des choses différentes par rapport à notre langue maternelle, mais de les exprimer différemment. Nous, écrivains francophones, ne sommes pas des traîtres à notre langue première, mais des explorateurs à la recherche de sentiers nouveaux, dans les méandres de notre inconscient, des emprunteurs de mots pour exprimer les émotions qui nous sont propres.
Aujourd’hui, arrivée à un moment de ma vie où le nombre d’années passées en France équivaut au nombre d’anneées passe en Roumanie, je réalise comment il m’a fallu vivre en équilibre entre ces deux pays, entre ces deux cultures que j’essaie de faire coexister au quotidien. J’ai gardé des liens très forts avec la Roumanie. Ma maison est décorée avec des tapis tissés par ma mère, des sculptures en bois faites par mon père. Une icône sur verre trône dans ma cuisine où je prépare pour les jours de fête des plats des Balkans. Il m’arrive régulièrement d’écouter de la musique de mon pays d’origine, de lire des livres écrits dans ma langue maternelle, de regarder des films de la nouvelle vague de cinéastes roumains. Je retourne régulièrement en Roumanie, parfois plusieurs fois par an, en famille, car j’ai le bonheur d’avoir encore mes parents qui vivent dans un village, berceau d’une tradition qui est en train de s’éteindre. Cela me permet de la faire découvrir à mes enfants pour qu’ils comprennent mieux quel est cet héritage culturel dont je suis issue et qui est aussi un peu le leur. Mes enfants ont grandi, je ne leur chante plus de comptines en roumain mais je leur ai appris la langue et mon mari français est devenu bilingue.
Comme j’ai la chance d’avoir une petite communauté roumaine autour de moi, j’ai souvent l’occasion de parler ma langue maternelle même si, au quotidien, c’est le français qui prime. Il n’y a plus que pour compter et calculer qu’il m’arrive d’encore employer les chiffres en roumain.
Je pense que l’on est toujours chez soi à l’endroit où l’on vit. Pour moi c’est en France, là où je vis aujourd’hui, dans un environnement qui me ressemble, proche de la nature, entourée de ma famille, de mes amis, des gens qui partagent les mêmes valeurs que moi. Cela ne m’empêche pas de me sentir aussi à ma place dans la maison de mes parents, un peu moins cependant dans la société roumaine qui, depuis vingt cinq ans a évolué sans moi. Si je devais un jour y retourner, il me faudrait certainement du temps pour apprivoiser à nouveau cet environnement.
Texte inédit adressé à B. Magnier et S. Ghoussoub, mai 2020
Citation de Sony Labou Tansi [2]
« J’écris en français parce que c’est dans cette langue-là que le peuple dont je témoigne a été violé, c’est dans cette langue que moi-même j’ai été violé. Je me souviens de ma virginité. Et mes rapports avec la langue française sont des rapports de force majeure. »
Citation choisie par B. Magnier et S. Ghoussoub, Revue Équateur n°1, 1986
Entretien avec Yamen Manaï [3]
Pouvez-vous nous dire comment la (les) autre(s) langue(s) que vous pratiquez ou qui vous environnent interfère(nt) ou non dans votre écriture ?
Je suis un lecteur de la littérature arabe. J’ai commencé à lire dans cette langue et je continue aujourd’hui. Une partie de ma bibliothèque est constituée de ses classiques et je ne manque pas de l’enrichir à chaque fois que l’occasion se présente. Si elle interfère dans mon écriture ? Evidemment. D’une façon directe et consciente, car certains sujets que je traite dans mes romans y sont étroitement liés (le printemps arabe par exemple). Se documenter dans cette langue est de ce fait un atout précieux. Et puis, d’une façon indirecte et inconsciente, car avoir grandi dans cet univers, dans sa poésie, dans ses schémas narratifs et ses figures de style, fait que mon expression française dénote de l’expression d’un écrivain hexagonal. Les tournures de phrases, les maximes, les allégories sont pêchées dans d’autres eaux.
Pourriez-vous vous exprimer à l’écrit dans une autre langue que le français ? Le faites-vous ?
Ma première nouvelle, je l’ai écrite en arabe. Elle a constitué un matériau pour La Marche de l’incertitude, mon premier roman francophone. Je n’ai pas encore récidivé. Sait-on jamais ?
Comment s’opère le choix de la langue ? Quelles sont les raisons de votre choix ?
L’acte d’écriture est un acte spontané. C’est après coup qu’on théorise, qu’on s’analyse, et qu’on essaye de comprendre pourquoi on a couché une phrase dans telle ou telle langue. Mon constat est que, aujourd’hui, l’état du monde arabe rend l’exercice littéraire, pour l’ensemble de ses protagonistes, difficile, à la limite de la douleur. Pour qu’un livre s’épanouisse, et que l’écrivain s’épanouisse avec, il faut toute une atmosphère, un écosystème rôdé : des éditeurs, des diffuseurs, des libraires, des bibliothèques, des lecteurs. Or, quel que soit le pays arabe, il est en crise, et sa chaîne du livre est dysfonctionnelle. Écrire en arabe aujourd’hui, c’est jeter une bouteille à la mer. C’est contraire à l’envie de partage qui anime la plupart des littéraires.
L’arabe est-il présent dans vos lectures ?
L’arabe, c’est ma madeleine de Proust. C’est la langue de mes premiers émois, de mes premiers amours. Elle aura toujours dans mon cœur cette place particulière qu’on accorde aux trésors de son enfance. Aujourd’hui, mes lectures sont essentiellement constituées des classiques de cette langue, et heureusement qu’ils ont de quoi occuper plusieurs vies. Ceci étant, je ne désespère pas de découvrir des plumes d’aujourd’hui qui me feront autant vibrer que nos glorieux aînés.
Propos recueillis par B. Magnier et S. Ghoussoub, mai 2020
Texte de Wei Wei [4]
“Pourquoi écrivez-vous en français ?” Chaque fois que l’on me pose cette question, je revois une jeune fille chinoise, courbée en deux, en train de repiquer des plants de riz dans une parcelle fraîchement labourée après la première récolte, pieds nus enfouis dans la boue noire farcie de sangsues, chapeau de bambou sur le crâne, chemise trempée collant à son dos, gouttes de sueur amassées dans ses sourcils et tremblotantes à son menton.
« Wei Wei ! »
Elle se redressa et tourna la tête.
« On va t’envoyer à l’université », lui annonça le patriarche de Dingshi, un hameau montagneux où elle vivait et travaillait après avoir quitté l’école secondaire deux ans plus tôt.
Le premier choc passé, la jeune fille sourit jusqu’aux oreilles. Elle rêvait de devenir médecin depuis l’enfance. Elle pouvait enfin aller à l’université ! Faire des études de médecine ! Enfiler un jour la blouse blanche et soigner les malades !
Et bien non, elle n’allait pas étudier la médecine, mais le français. Oui, elle fut sélectionnée pour apprendre cette langue, parce que son pays avait besoin d’interprètes en français pour accompagner les équipes de médecins qu’il envoyait en Afrique francophone. Pourtant du français elle ne connaissait rien de rien. Depuis sa naissance jusqu’à ce jour, personne ne lui avait parlé cette langue. Pas une phrase, pas un mot, pas une syllabe. Elle n’avait jamais écouté quelqu’un fredonner une chanson française non plus, ou vu un film français, ou lu un roman français, pas même une traduction. Qu’importe ! Le français la choisissait, elle devait l’adopter.
C’était un jour de mois d’août 1976.
En septembre, Wei Wei commença son apprentissage du français à Nanning. Elle avait à peine 19 ans, l’âge où l’on croit que tout est possible. Le mois suivant, la Révolution culturelle, qui avait duré dix ans, toucha à sa fin. Deux années plus tard, Pékin lança une série d’importantes réformes...
C’est une chance exceptionnelle que je sois entrée en côtoiement quotidien de la langue française au début de cette période des grandes mutations qui, dans les quatre décennies à venir, transformeraient complètement la Chine et la vie de son peuple.
Je me souviens toujours, comme si c’était d’hier, de mes chasses aux livres forcenées dans ces années tumultueuses : d’abord ouvrages chinois jadis auréolés d’interdiction qui se cachaient sur d’inaccessibles rayons des bibliothèques ; ensuite traductions de chefs-d’œuvres anglais, américains, français, russes, espagnols, allemands, japonais, indiens… qui soudain envahissaient toutes les grandes librairies ; et enfin classiques de la littérature française, dans leur langue originale, qui restaient extrêmement difficiles à trouver. Je me rappelle aussi ces battements de cœur chaque fois que je parvenais à dénicher un tel trésor. Et ce vertige indescriptible de me lancer dans un nouveau voyage vertical. Et ces joies de découvrir les horizons lointains et inconnus. Et ces plaisirs d’arpenter les solitudes peuplées du monde imaginaire. Et cette crainte mêlée d’un bonheur douloureux de sonder l’insondable… Désormais l’apprentissage d’une langue étrangère devenait l’occasion de multiples aventures culturelles, un dialogue entre les civilisations, et la découverte très enrichissante de différentes façons de penser, de diverses manières de percevoir le temps, et de visions du monde variées mais complémentaires.
Après un séjour d’études en France de 1986 à 1989, je me suis installée avec mon mari en Angleterre et, presqu’aussitôt, j’ai entamé l’écriture de mon premier roman, La Couleur du bonheur, en français.
Aujourd’hui, je vis toujours en Grande-Bretagne, mais retourne régulièrement dans mon pays natal pour me ressourcer. Comment « préserver » mon français ? Rien de plus simple, je savoure une escapade française par jour avec France Inter ou ARTE, tout en faisant la cuisine à la chinoise, et, quand cela m’ennuie de jouer avec les chiffres dans la langue de Darwin, je m’amuse à jongler avec les mots dans la langue de Molière.
Texte inédit adressé à B. Magnier et S. Ghoussoub, mai 2020
[1] Née en 1972 à Slobozia (Moldavie roumaine), Liliana Lazar vit en France depuis 1990. Auteure de Terre des affranchis (2009), Enfants du diable (2016).
[2] Né en 1947 à Kimwenza en RDC, Sony Labou Tansi a vécu à Brazzaville. Poète (Poèmes), romancier (La Vie et demie, L’État honteux) et dramaturge (Antoine m’a vendu son destin), parmi d’autres titres. Il est mort en 1994.
[3] Né en 1980 à Tunis, Yamen Manaï vit à Paris. Romancier, auteur de La Marche de l’incertitude (2010), La Sérénade d’Ibrahim Santos (2011), L’Amas-ardent (2017), Bel abîme (2021).
[4] Wei Wei est née en 1957 à Nanning (Chine). Après des études à Paris, elle vit à Manchester. Elle a publié quatre romans et récits en français : La couleur du bonheur (1996), Fleur de Chine (2001), Une fille Zhuang (2006), Le Yangtsé sacrifié (2007).