À propos de Dans le labyrinthe, roman

Dans le labyrinthe est le troisième tome de la trilogie romanesque en langue slovène que Boris Pahor a consacrée à la ville de Trieste.

Lire également « comme un bal dans un champ de mines » à propos de L’Appel du navire, roman traduit en 2008.


  Dans le labyrinthe se déroule au point où se croisent le temps d’un individu et le temps de l’Histoire, croisement qui propose à la fois une réconciliation et une rupture, le récit qu’on en donne n’est jamais univoque tant les durées qui les habitent, individu et Histoire, diffèrent, tant leur chronologie et leur déroulement semblent ne raconter qu’une perpétuelle confrontation entre des désirs et des desseins contradictoires, ici entre la survie de la culture et de la langue slovènes à Trieste et la redistribution politique et géographique de territoires européens entre les deux guerres mondiales.
  1918 démantèle l’Autriche-Hongrie et attribue Trieste à l’Italie. Dès les premières années du pouvoir mussolinien la répression s’abat sur la population slovène de cette ville. En 1920 le Centre culturel slovène est incendié, ses archives et sa bibliothèque sont brûlées au pied du monument dédié à Verdi, la langue slovène est interdite dans les écoles et dans les lieux publics, les noms et les prénoms italianisés. En 1930 Il popolo d’Italia, journal fondé par Mussolini et dirigé par son frère Arnaldo, évoque ainsi le peuple slovène : « Un mélange d’hommes sans histoire ne peut pas posséder une nationalité. Est-ce que les punaises qui infestent un appartement ont une nationalité ? » À quoi l’écrivain Boris Pahor va répondre en menant à bien dans son œuvre, et selon ses propres termes, « la némésis des punaises ».

  Boris Pahor a consacré à sa ville natale une « Trilogie triestine » : Printemps difficile (1958), Jours obscurs (1975) et Dans le labyrinthe (1984). Traduits en français par Antonia Bernard et parus chez Phébus en 1995, 2001 et 2003, ces romans forment une vaste fresque d’inspiration autobiographique qui retrace l’histoire de la ville et de ses habitants ainsi qu’une grave et douloureuse méditation sur le XXe siècle. Le personnage principal se nomme Radko Suban.
  Printemps difficile évoque les mois qui suivent sa libération du camp de Bergen-Belsen, arrivée à Lille puis à Paris parmi les hommes et les femmes qui marchent librement dans les rues, échange du vêtement à rayures contre un costume citadin, désorientation, solitude, fatigues de l’incompréhension, maladie, admission dans un sanatorium français.
  Jours obscurs entreprend une remontée vers l’avant-guerre et relate son abandon du séminaire, son service militaire en Libye et son engagement dans la Résistance qui a conduit à son arrestation par la Gestapo et sa déportation.
  Dans le labyrinthe, qui reprend le récit à la sortie du sanatorium, raconte son retour à Trieste dans l’appartement familial entre Noël et la Saint-Sylvestre 1946. Le père de Radko Suban travaille toujours au marché, sa mère trouve toujours refuge dans la religion, sa sœur Verica veut toujours être institutrice : rien n’a changé sinon que sa jeune sœur Vidka, affaiblie par les privations, va mourir. Et lui, Radko Suban, aux yeux de tous n’est qu’un chômeur de plus, à l’avenir incertain, sans métier ni projets. Les années de guerre et de révolte n’ont pas amélioré le sort des Slovènes de Trieste, pas supprimé les enjeux de pouvoir même si on avait pu croire que le combat commun mené contre les fascistes et les nazis ferait taire les différends entre les partis politiques, entre la classe ouvrière et la classe possédante, entre les Slovènes et les Italiens. Le statut de Trieste va devenir un objet de litige entre l’Est et l’Ouest, entre les Russes et les Alliés, entre le Kominform et Tito, sans jamais considérer que la communauté slovène est capable de choisir en « sujet souverain » son identité et son destin.

Midi. - Je suis dans mon observatoire.
C’est-à-dire devant ma fenêtre.
Là, j’ai vu passer une bonne partie de l’histoire de la première moitié du siècle. La montée du régime des licteurs. Les procès. Les exécutions. L’attentat contre Alexandre Karadjordjevic à Marseille. L’Anschluss. La prise de l’Abyssinie. Munich. Les bombardements de Belgrade. L’entrée des troupes italiennes dans Ljubljana. La soldatesque allemande dans la rue sous ma fenêtre. Noël 1944. Miya était là alors, mais pas à cette fenêtre, c’était le black-out et elle était obscurcie avec du papier bleu. Un mois après, j’étais déjà séparé de ma fenêtre, alors qu’on nous menait de la prison à la gare, avant l’aube. C’était le couvre-feu et il n’y avait personne dehors, seules les façades nous observaient de leurs yeux aveugles. Des emplâtres sombres y étaient collés partout. Et une fois là-bas, à la gare des marchandises, alors que l’on nous entassait dans les wagons à bestiaux, je suis revenu en cachette ici ; invisible, je suis entré par cette fenêtre de chez nous pour dire adieu aux miens endormis. J’ai pris la précaution de ne pas faire craquer le vieux parquet dans la chambre ni une planche tordue dans l’entrée.
Puis je fus absent longuement de ce lieu, et souvent tout indiquait que je n’apparaîtrais plus à cet observatoire. En vêtement rayé, on ne pense plus à des détails de cette sorte. Même les visages familiers disparaissent. Tout s’évapore en quelque sorte. Le passé aussi, en entier. Ne restent en vie que les cellules affamées. Le corps devient un univers de tissus qui exigent de la nourriture, excités comme les becs affamés d’une nichée d’oiseaux.


  Grâce aux écrivains Italo Svevo, Umberto Saba, Claudio Magris, la Trieste de langue italienne est depuis longtemps entrée dans l’histoire de la littérature mondiale. La Trieste de langue slovène y appartient également avec France Bevk (La Langue intime, Le Cerf), le poète Srecko Kosovel (traduit chez Seghers en 1965).
  De Boris Pahor, né en 1913, ont précédemment été traduits en français Pèlerin parmi les ombres, récit de son retour, vingt ans plus tard, dans le camp de concentration français de Struthof (La Table Ronde), Arrêt sur le Ponte Vecchio, nouvelles (Éditions des Syrtes), La Villa sur le lac (Bartillat), La Porte dorée et Le Jardin des Plantes(Le Rocher), romans.
  Chacun de ses livres est traversé par les mêmes interrogations : qu’en est-il de la place et de la reconnaissance de l’individu dans les différents milieux (familial, social, politique) auxquels il appartient, qu’en est-il de son intégrité (physique, intellectuelle, affective) et des conditions de sa survie quand il est happé, plongé, basculé volontairement ou non dans une expérience qui le dépasse et une situation qui l’ignore et le néglige en tant qu’individu, qu’en est-il du souvenir et de l’oubli, du jugement et de la vengeance, qu’en est-il de la littérature dans une communauté menacée, existe-t-il une échelle des douleurs humaines ?
  Boris Pahor répond en témoignant sans cesse d’une bonté et d’une tendresse qu’aucune épreuve n’aura détruites, avec cette confiance qu’accorde à ses lecteurs un grand écrivain.

De toute façon
En ces temps difficiles,
Que l’âme exulte ou pleure,
Que le cœur saigne,
Que j’agonise libre ou prisonnier,
Saoul de désespérance
Ou tendant au bonheur,
Tout est vain, en vain.
Nous vivons et nous mourrons
En ces temps désordonnés,
À la vie nous avons résisté,
Mais elle nous est passée sur le corps.
(Kosovel.)

Dominique Dussidour

10 janvier 2004
T T+