Abalamour
« Mon ombre cassée en trois court sur les tombes », Paol Keineg
« On pourrait voir en ces jeux de demi-masques des enfantillages. Il n’en ai rien. Un changement de nom procure un effet libérateur en certaines circonstances, même si, à la différence de Pessoa, je ne me suis pas préoccupé de donner une histoire plausible ou facétieuse aux deux hétéronymes. »
Si Deniellou et Lagatu signent dans ce livre des inédits qu’il faut bien attribuer à Keineg, il n’empêche que les démarches précédemment initiées par celui qui se disait « fatigué de se parodier » se confirment et s’amplifient. Le poème très bref, tenant en une seule ligne, de Lagatu se perpétue de même que celui de Deniellou qui, lui, se construit par paliers en déroulant de longues séquences aérées, souples et continues.
« c’est facile d’écrire quand on n’essaie pas de devenir, les bruits ne sont pas de vrais bruits, les morts sont morts et ils vous appartiennent, ils n’ont pas fini de faire violence, comme on ne sait pas s’y prendre
ils vampirisent, peur sans doute qu’on les oublie, peur du temps qui passe et des vivants qui, sans préjugés, sans volonté, mettent partout le désordre au nom de l’ordre, on dit que la vie est une chienne »
Si la forme change selon le nom adopté, ouvrant ainsi un vaste champ créatif, cela ne veut pas dire que les poèmes ne puisent pas à la même source. La cohésion du livre se situe là. Les territoires sensibles arpentés par Paol Keineg le sont d’abord grâce à ce regard vif qu’il porte sur chaque chose, chaque être, chaque paysage. S’y ajoutent une mémoire constamment sollicitée (la sienne et celle transmise par ses proches, notamment par ses parents, très présents ici), un attachement aux lieux où il a le plus longuement vécu (Bretagne et États-Unis) et une attention toute particulière portée aux bêtes.
« Heureux les chats qui ont grandi parmi les grands livres.
L’été remis à neuf en septembre, les grives pillent les baies de l’if.
À peine descendue sur ma main, déjà en prière, la mouche.
Contorsionniste, le chaton dans les barreaux de chaise, avec des envies de tuer. »
Le désenchantement qui, de temps à autre, l’envahit, se transforme la plupart du temps en une énergie salvatrice. La dérision et l’humilité n’y sont pas pour rien. On pourrait même y accoler une fatalité acceptée et transcendée. Quiconque lui demanderait pourquoi ceci ou cela, risquerait de recevoir une seule et même réponse : « parce que », ou « à cause de », ce qui, traduit en langue bretonne, se dit, tout simplement : abalamour.
Paol Keineg : Abalamour, dessins de François Dilasser, éditions Les Hauts-Fonds.