Alexandre & Stéphanie Hochet

Contributions croisées, textes et photos, à l’atelier Instagram de Patrick Goujon, en résidence à la SGDL

« Mireille Blanc 1943 – 2002. »
C’était la trente-septième tombe sur laquelle T et moi nous arrêtions.
Nous méditons un moment devant la stèle en granit avant que T déclare d’une voix solennelle : « Laisse derrière elle trois enfants, Capucine, Lucien et Billy-Bob, tous nés de l’amour d’un père, d’une mère et d’un facteur. » Nous ricanons comme de vieux chacals et nous passons à la suivante. Au royaume de l’amusement bête et méchant, seuls les vrais crétins sont rois. La plupart des gens trouveraient vil et méprisable le manque total de respect dont nous faisons preuve et la plupart des gens auraient raison.
On gambade de morceaux de roc en morceaux de roc.
« Géraldine Granbile 1920 – 2006. »
« Emportée dans la fleur de l’âge par la cruelle main du destin et son déambulateur. »
T approuve ma déclaration d’un franc mouvement de tête.
Nous nous arrêtons net devant une boule de poil posée sur le marbre. Un brave greffier posé là, sur la demeure funeste de Jean et Gilberte Leboucher.
« Tu crois qu’ils l’étaient ? »
Je demande à T ce qu’il veut dire.
« Bah, bouchers. »
Je réponds que l’ironie serait que leurs gosses soient vegans et T approuve encore une fois.
Je prends le matou avec moi et nous nous installons sur un banc non loin, le chat n’a pas bronché, il reste sur mes genoux et profite de mes caresses. Je dis au vieux T que si j’étais bouddhiste, je penserais que ce chat est la réincarnation d’un des deux pégus.
T réfléchit et dit « Mec, t’es quand même dégueulasse… »
Je lui lance un regard éloquent dont la signification est « Qu’est-ce que tu baves ? »
T finit « Tu tripotes Leboucher depuis des plombes. »

« Je dois partir », c’est ce que je lui ai répété toute la journée et c’est vrai que je devais partir pour tout un tas de raisons que je savais fausses.
Le vieux T fait la gueule par intermittences de trente minutes. Il est pris dans une espèce de mélancolie troublée de temps à autres par une euphorie qui fleure bon la crise de nerfs.
Le vieux T m’adore comme un frère sans que je sache vraiment pourquoi. Je me suis contenté de veiller sur sa nature violente pendant ces dernières années et de recoller ses pots cassés. Peut-être que ça suffit.
On est sortis de la route, on s’est enfoncés dans la forêt, ivres et vaguement boudeurs. Dans les bois on baguenaude, on chute et on en rit. Je me souviens surtout de l’odeur de l’humus, et de l’obscurité, le soleil peinait à percer les épais branchages.
Combien de temps on y est restés ? Aucune idée. Une heure, deux, trois, ou alors ça n’a duré que quelques minutes, c’est possible. Le temps est relatif lors d’une errance éthylique.
On est sortis des bois aveuglés par une lumière blanche froide de jour pluvieux.
C’est là qu’on l’a vue, cette carcasse, posée devant nous, ce vieux chalutier bouffé par la rouille, la pourriture et sans aucun doute par toutes sortes de vermines. Sans dire un mot, on est montés à bord, on est rentrés dans la cabine et on s’est assis. Longuement, on s’est regardés, comme on regarde son reflet dans la glace, puis nous avons continué à boire.
J’ai vu le vieux T tomber de fatigue. Je me suis relevé et j’ai fait la synthèse de sa personne assoupie. Je me suis souvenu d’à quel point je déteste ce précieux ami. Je hais sa nature, son être, ses actions, ses avis, son jugement, il m’inspire du dégoût et je savais que rien ne serait plus dur que de quitter le plus mauvais de mes amis. Je savais à quel point je m’en voudrais de l’abandonner.
Si ça m’a empêché de partir ?
Bien sûr que non.
Je vous l’ai dit : j’ai tout un tas d’excellentes raisons de partir, toutes fausses.

Alexandre


C’est peut-être parce que nos plus belles promenades ont lieu dans les cimetières que j’ai baptisé mon ami le « vieux » T.
On ne se confie jamais autant qu’au Père-Lachaise. J’ignore pourquoi. Je le connais depuis un certain temps mais il demeure toujours assez mystérieux. Il y a des sujets que nous n’aborderons jamais lors de nos pérégrinations, notre vie privée par exemple. En dehors de ça, nous parlons de tout.
Je l’aime bien, le vieux T. J’aime son allure un peu vieux-jeu, sa politesse excessive, son mystère. J’ai parfois eu du mal à comprendre son humour mais il me semble que j’y suis davantage sensible aujourd’hui. Marcher dans un cimetière aussi prestigieux que le Père-Lachaise incite à faire des commentaires sur les patronymes gravés sur les tombes, dont certains nous sont familiers. En passant devant les tombes de La Fontaine ou Molière, nous récitons à haute voix quelques vers appris par cœur au collège. Cette époque est ancienne pour nous deux mais nous sommes arrivés à l’âge où l’on repense à ses souvenirs de jeunesse avec une émotion particulière.
Parfois nous rions comme des collégiens devant la singularité des noms de famille.
Mais aujourd’hui, c’est un chat qui nous interpelle sur une tombe. Un chat tigré qui s’est assis sur la tombe de Jean et Gilberte Leboucher et qui semble vouloir nous dire quelque chose par ses miaulements.
« Écoute », me dit T.
« Quoi ? Ce n’est qu’un chat qui miaule… »
« Non, répond T. Ce chat s’est installé sur la tombe des bouchers et nous demande… Attends, fait-il en se penchant vers l’animal. Voilà, dit-il en se redressant, il exige son morceau de viande. »

J’ai rendez-vous avec le vieux T. dans un hangar près d’un petit port breton. On ne s’est pas vus depuis des mois. Je trouve sa proposition un peu fantaisiste mais la curiosité l’emporte : je me rends sur les lieux du rendez-vous.
Le port est quasi désert. J’arrive en avance, me promène alentour. C’est une matinée humide de novembre, je frissonne. Envie de rentrer chez moi.
Sur un mur du hangar, j’avise un panneau avec une flèche et mon prénom. T veut que je me rende sur une berge un peu éloignée. Une autre flèche un peu plus loin désigne une vieille carcasse de rafiot taggué.
Il est l’heure. Personne.
J’envoie un texto à T. : « Suis au rendez-vous. Je t’attends. »
Aucune réponse.
J’attends quelques minutes, fumant cigarette sur cigarette. Et je renvoie un texto : « Tu arrives bientôt ? »
Aucune réponse. La colère monte. Après des mois de bouderie, T. me pose un lapin dans un endroit détestable.
Au moment où j’allais décider de quitter les lieux et maudire mon ancien ami, une voix dans mon dos m’interpelle.
C’est bien lui mais un peu vieilli, son air hilare.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demandé-je.
« Ça ? » fait-il avec un mouvement du menton vers le rafiot.
Silence.
« Tu te souviens de nos balades au Père-Lachaise ? Eh bien, c’est ici que j’ai entreposé les plus beaux objets dérobés aux visiteurs du cimetière. »
« J’ignorais que tu volais les visiteurs du Père-Lachaise. »
« Disons que je me suis contenté de te dérober chaque fois un peu d’argent ou autre chose… »
Je me souviens alors. Une montre de valeur.
« Sommes-nous toujours amis ? »

image ©Elody

T. me dit qu’il se réjouit de me revoir. Je lui ai tant manqué. Il avoue avoir été une autre personne pendant un temps. Mais tournons la page, dit-il. Soyons heureux. J’approuve.
Il me demande si je me rappelle nos longues promenades au Père-Lachaise. Évidemment ! dis-je en m’emportant. Peut-être avions-nous besoin de fréquenter des auteurs morts. De les faire revivre en échangeant. Oui, dis-je, en rêvant au temps passé.
Le bonheur existe-t-il ? dit-il.
Ce n’est pas une véritable question. Il songe à haute voix. Non, fait-il avec un mouvement du chef. La seule possibilité de connaître le bonheur, la joie et l’amour, c’est la littérature. Je ne trouve rien à lui répondre. Je lui propose une cigarette qu’il accepte. Nous fumons en silence.
Alors me vient une idée : pourquoi ne pas écrire un roman à quatre mains ?
T. me dévisage un moment. Je lis dans ses yeux d’abord la surprise puis la joie.
Mon Dieu, fait-il. Tu as trouvé comment continuer nos balades littéraires.
Je me réjouis de son expression. Depuis combien de temps ne l’ai-je pas vu si content ? Il a l’air d’un gosse.
Imposons-nous des règles, s’exclame-t-il. D’abord un narrateur, écrire à la première personne saisit le lecteur, vous devenez l’auteur du « portrait d’une voix », et ensuite…
Écrire au présent, ajouté-je. L’instantané, l’époque a besoin de récits au présent.
Nous tombons d’accord.
Et sur quoi allons-nous écrire ?
A chacun d’énoncer un mot.
Pour lui : la légèreté, pour moi : les tourments.
Appelons le roman : Joy, happiness and love.

Stéphanie Hochet

26 avril 2016
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