Alors, Beaumarchais quitterait son socle

« Mieux que toute autre, l’histoire de Paris rouge illustre la remarque de Benjamin que le temps des opprimés est par nature discontinu. Au cours des combats de juillet 1830, des témoins concordants et stupéfaits affirment qu’en plusieurs endroits de Paris les insurgés faisaient feu sur les horloges des monuments. »

Eric Hazan, L’Invention de Paris (Editions du Seuil, octobre 2002).

A force de se laisser frôler par l’été indien qui n’en finissait pas d’éparpiller ses feux comme les feuilles vertes ou rouges des arbres, Beaumarchais déciderait soudain, fin octobre, de délaisser son piédestal de la rue Saint-Antoine à Paris pour aller faire un tour dans le quartier de la Bastille. Les statues vivent aussi...

Le voisinage de Le Nôtre (le traiteur, non l’architecte-paysagiste) l’incommodait à la longue : cela lui rappelait des histoires de brioche ! Et puis, sa maison si proche (trois étages, deux-cents fenêtres), avec l’immense jardin tracé par Bellanger, avait été démolie lors du percement du canal Saint-Martin.

Le Boulevard Beaumarchais qui avait été baptisé à son nom dans le 11e arrondissement (alors que Dieu lui-même devait se contenter d’une simple rue dans le 10e) l’étonnerait par ses transformations - il n’avait pas connu le daguerréotype, inventé en 1838 près d’un grand angle de la place de la République - car cette artère avait depuis longtemps été celle des magasins de photographie.

Or, Beaumarchais constaterait que l’une de ces boutiques à l’ancienne, spécialiste du « moyen format », et située à quelques pas du cinéma MK2 Bastille, avait d’ores et déjà cédé la place à un marchand de meubles exotiques.

Ainsi, la photo numérique chassait peu à peu l’argentique des vitrines : il s’agissait maintenant d’encaisser du vif-argent. Pourtant, les portraits à l’époque de Beaumarchais se passaient bien de ces sels pelliculaires, et leurs pigments colorés suffisaient à rendre et à garder l’acuité d’un regard « révélateur », celui d’une femme, d’un homme ou d’un enfant.

Même la propre œuvre de Beaumarchais était en proie à un lifting : La Mère coupable venait d’être réécrite par Frédéric Vitoux (Le Roman de Figaro, Fayard). On pouvait lire, dans Le Monde des livres du 28 octobre, cette citation : « L’excès de la vertu est ce qui caractérise les temps modernes.(...) La vertu qui va bientôt corseter la société entière, réprimer le sexe et ses déviances, oublier le libertinage, renouer avec l’ordre moral et la religion répressive, mobiliser tous les efforts au profit d’une nouvelle société industrielle et commerçante où l’on ne plaisante ni avec les mœurs ni avec les comptes en banque. »

Par bonheur, la place de la Bastille n’avait pas bougé : la géométrie des pavés indiquait encore l’emplacement du fameux donjon, remplacé en quelque sorte par un opéra. Autour de l’historique colonne célébrant juillet 1830, les voitures à moteur se poursuivaient indéfiniment, comme dans un étrange carrousel qui ne ralentirait sa course que tard dans la nuit.

Car la Bastille n’était plus à prendre, sauf par les réhabilitateurs, les aménageurs, les concepteurs et les designers. Pour s’en apercevoir, il suffirait maintenant à Beaumarchais d’emprunter quelques-unes des voies qui percent, du côté de la rue de la Roquette, son ordonnancement, comme ce passage du Cheval-Blanc : le sol des ruelles et des cours d’antan avait été conservé - ou plus sûrement repavé - les galeries suspendues semblaient refléter une identité couleur sépia, seule la population avait changé.

Le tracé rectiligne de la rue de Lappe gardait cependant son charme malgré son inscription à l’inventaire des monuments touristiques. Las, le Mégalo Bar était fermé.

Mais les pas de Beaumarchais le mèneraient bientôt dans une sorte d’îlot de pierre qui avait su maintenir le magnétisme puissant qui sourd parfois du passé lorsqu’il éveille en nous la sensation de l’abolition magique du temps.

La cour Damoye (qu’il connut forcément au XVIIIe siècle) recevrait Beaumarchais comme s’il était ici de nouveau chez lui : une voie étroite, non carrossable, des galeries de peinture (sur le chevalet, une œuvre de Jean-Louis Mendrisse) ou d’affiches, un cabinet d’architecture et, sans doute égaré là par distraction, un loueur de poussettes et landaus pour bambins.

Beaumarchais n’hésiterait pas à entrer dans La Galerie vivante et entamerait la conversation avec Marc Lavrut, son propriétaire. Celui-ci, installé depuis 1999, avant la rénovation des immeubles du passage destinés à quelques habitants fortunés, avait repris l’atelier d’un ancien peintre et, depuis, proposait son savoir-faire dans l’encadrement des tableaux (« Devis en deux minutes ! Cadres en deux jours !... Des idées pour tous les budgets ! » indiquait une ardoise scolaire). Il avait également transformé sa boutique en un lieu d’exposition et réussissait à y dresser des toiles abstraites, d’un noir bitumeux et brillant dans leur grand format.

Là, Beaumarchais se verrait offrir un café dans un petit verre et la discussion, à barrières rompues, se poursuivrait longtemps, son interlocuteur acceptant même de se faire tirer le portrait. Un livre de photos de Marc Gantier, ami de l’artisan-artiste, était posé sur une table : il avait été « illustré » d’un texte de Frédéric H. Fajardie, auteur de romans policiers.

Sur le boulevard Richard-Lenoir (Beaumarchais n’avait pu être informé du sombre destin de Pierre Goldman), les marchands de moto tenaient encore le haut du pavé et le Majestic Bastille ressemblait, avec sa façade de temple en stuc, à un des cinémas d’enfance dont le nom resurgissait sans crier gare : le Novéac, à Valenciennes.

Malgré sa redingote vert-de-gris plutôt empesée, Beaumarchais serait demeuré inaperçu tout au long de ses pérégrinations. Ici, les vêtements et les cheveux étaient chamarrés : chacun se voulait une sorte d’ « incroyable » à lui seul. Théâtre de rue...

Tranquille dans cet anonymat urbain (ni blâme ni éloge reçus), Beaumarchais déciderait alors, après avoir consulté sa montre, de regagner en catimini son poste d’observation immobile au début de la rue Saint-Antoine.

Puis il envisagerait, car il disposait de temps libre depuis sa mort, d’écrire une nouvelle pièce de théâtre, contemporaine cette fois. Il aurait déjà songé à un titre : Alors, Beaumarchais quitterait son socle. Encore un joli scandale en perspective.

En scène :

http://www.comedie-francaise.fr/biographies/beaumarchais.htm
http://www.prix-litteraires.net/detail_prix_litteraire.php?prix_num=453
http://www.diplomatie.gouv.fr/label_france/FRANCE/ART/BEAUMARC/beaumar.html
http://www.chambrenoire.com/019/gantier/marc_gantier.htm
http://fajardie.free.fr/

Dominique Hasselmann

31 octobre 2005
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