Anna de Sandre | Le jour de la bourrasque

Texte lu pendant la Nuit remue 7.

Anna de Sandre sur remue.


 

Un homme, culbuté par la tempête, virevoltait de façon désordonnée. Nous le regardions, bouche bée, chacune chez soi, depuis le perron, la cuisine ou le jardin pour les plus entêtées.
Ce type, ballotté entre nos maisons, nous faisait serrer nos trous de balle de déchues et de rampantes dans nos frocs.
Nous pensions toutes, forcément, à la dégringolade que nous subissions et à nos maris qui nous quittaient, même si quelques fois (en tout cas au début et quand nous n’étions pas trop bourrées), nous nous disions que peut-être, en partant à la cloche de bois, nous aurions les moyens de nous installer ailleurs et de trouver un bon boulot, c’est-à-dire un qui nous prendrait assez la tête pour ne plus avoir peur. Un qui aiderait au loyer, aux pizzas surgelées de chez Carrouf ou encore chaudes à emporter le dimanche au camion de Cazenave, et qui de temps en temps nous per-mettrait d’acheter un pot d’Häagen-Dazs au mascarpone à descendre le mardi soir devant une saison quatre rediffusée à la télé ; un ticket à gratter pour y croire le temps de regarder le buraliste dans les yeux en empo-chant rien que le paquet de clopes, et un aller-retour à la frontière pour avoir moins cher du whisky et quelques bâtons de sauciflard espagnol. Nos conjoints nous trouveraient baisables. Nos animaux de compagnie sauraient uriner et nettoyer leurs litières sans nous. Nous serions même les reines du pétrole. Nous y croirions. Nous nous le dirions en nous sa-luant et en ouvrant l’enveloppe des factures devant nos boîtes aux lettres.
Le type tantôt se débattait, tantôt croisait les avant-bras sur sa tête, et l’espace entre le sol et ses pieds était le précipice dans lequel nous étions toutes embourbées avec nos dettes et les erreurs que nous ne finirions jamais de payer.
Il était dégarni et le vent lui faisait des houppettes désordonnées autour d’une large calvitie, si bien qu’à chaque tour complet qu’il faisait – il en était au sixième –, nous voyions un coup son crâne rond comme une crêpe de la Chandeleur, un coup la masse de ses petits cheveux qui re-montait en même temps que son pardessus et les plis lâches de son pan-talon de flanelle gris souris. Il était débraillé. Les pans de sa chemise lui sortaient du futal et battaient au rythme de ses pirouettes sur l’élastique à gros grain qui le tenait serré à sa taille légèrement empâtée. Les expres-sions de son visage étaient bien sûr des grimaces d’effroi, mais de temps en temps il était traversé par la rage et ça le faisait hurler aussi fort que la bourrasque.
On aurait dit une lutte entre hommes si on ne se fiait qu’à ses oreilles, ce qui nous était assez familier. Nous avions déjà entendu des bruits de flingues dans notre rue, au moins deux fois (oui, ça fait beaucoup, même par chez nous), alors une bagarre était moins angoissante à supporter.
Nos marmots s’entraînaient à marcher dans leurs couches pleines de caca et léchaient les murs ou les vitres en même temps qu’ils s’y appuyaient. Il n’y avait rien d’autre à faire. Rien, à part regarder ce mec valdinguer, car après tout ce n’était pas nos oignons et c’était à lui de se démerder avec son embrouille, personne ne nous tenait la main quand c’était à nous de morfler.
Je crois qu’une seule d’entre nous s’est fait la réflexion que ce gars n’était pas du quartier, à défaut d’être au moins de chez nous, parce qu’avec son air d’aristo fin d’race, c’était possiblement même un emmerdeur venu nous chercher des crosses.
« Mais si, insistera-t-elle plus tard, il y avait même un porte-documents que mon mari a voulu ramasser, coincé dans le virage contre le réparti-teur téléphonique. Mais je l’en ai empêché. Il a rapidement disparu, et personne n’a vu qui que ce soit le prendre. »
Je comprendrai, grâce à ce détail, qu’après le passage de la tempête j’aurai la garde de ma fille pour un peu de temps encore.
Mais aujourd’hui, hélas, je le regrette.




Nous entrerons dans la légende [1]

Nous plongerons comme des cailloux
autour d’un îlot de solitude
et nous tracerons en gagnant ses rives
un carrefour de cris plaintifs
et de chaque point cardinal
courant en file indienne
nous obtiendrons des points de vue
si différents que nous haïrons les pensées
qui jettent les critiques
dans les chemins de traverse
armés de nos poings
nous planterons de la terreur
qui grandira dans tout ce qui prendra corps
et de nos actes et de notre esprit
et forts du nombre de notre majorité
nous donnerons raison
à la vitesse du bruit
puis fatigués et vides d’avoir arpenté
ce lopin qui au premier abord
ne nous servait à rien
nous nous affalerons au pied d’arbres creux
et passerons pour des sages assis
alors que nous aurons claqué
le montant du silence
c’est dans cette posture
que nous accueillerons les nouveaux venus
caillasses imbéciles comme nos exploits
et qu’avec leur aval et le bras tendu
nous entrerons dans la légende.



En marche [2]

J’ai rebroussé chemin
sur la promenade
que nous faisions souvent

j’y marchais seule
en attendant
que tes rêves te portent
ceux de la maison
bâtie un jour
dans nos jeux
où j’entrais
et quittais à la hâte
mes habits dans le vestibule
je poussais la porte
du fond
et tu riais de me voir
parfois nous prenions
tout de même
le temps d’écrire
sur le bord du trajet
je ramasse un papier
où je reconnais
ton ancienne écriture
je le caresse avec
la douceur
que tu aurais pu avoir
pour toucher
ma joue
ce matin
si tu avais choisi
de palisser
l’enclos que j’ai construit
ici pour nous
debout adossée
à ton absence
je roule la feuille manuscrite
la porte à mes lèvres
et en bois
tout le sang chaud.



Au coin des glissières

Une femme marquée
D’un trait
Entre les deux omoplates
Croise
Parfois des hommes
Petits tassés sous la toise de
Son regard étriqué
Après un enfant
Perdu dans le cloître
D’une mésaventure fade

Et puis un jour froid
Et laiteux
Une menace volatile
Taloche
Son gosier
D’une peur âcre
Au goût fielleux
Alors l’un d’eux enlace
Sa taille quand
Elle chancelle au bord
D’un vide
Mais au moment de
Le gifler
Elle regarde crânement
Ses yeux
Et lit au noir
De son iris
La même histoire
À paupières lourdes
Celle qui raconte les
Agrippements
Aux nœuds des cordes
Saisonnières
Pour se dresser et rechuter
Dans le mitan
De croûtes anciennes
Et pour avoir vécu
Tous deux
La vive dureté des
Dénouements ils
Blottiront (juste un p’tit peu)
Leur fatigue et puis leur tête
Flatteront de même ventre
Et hanches prendront
De l’autre
À pleines mains
Le moins semblable
À leurs misères
Pour battre le jeu
De nouvelles cartes
À une vieille table de
Jours pluvieux
Et d’un drap mouillé
D’humeurs comme la mie
D’un pain perdu
Ils inventeront en chœur
Des prophéties incertaines
Se tenant la joue le menton pour
Jurer cracher oui, je t’aime
Elle s’ouvrira comme
Un recueil il glissera entre
Ses flancs aussi aisément
Que l’on frotte sur
Les bordures d’un tiroir
Un savon blanchi de
Marseille pour le
Pousser dans les glissières
D’une commode
Conjugale.



Le temps d’infusion

Dans une ville dézinguée
Des hommes amoindris
N’osent plus toucher leurs joues
Du fil de leur rasoir
Avant de sortir voir le monde
Pour payer leur écot
Des femmes à peine plus vieilles
Poussent et jettent leurs bicyclettes
Le long des fossés d’où
Elles tirent des orties de la
Menthe et du pissenlit
Dans le limon des jours crus
Tombent les heures de visite
C’est la recette instantanée
Des soupes et des pisse-mémé
Tout le monde tache ses dessous
En égrenant ses misères
Fait croire qu’il a connu la guerre
Chante en chœur et à la tierce
Une berceuse où se mêlent
Des vols noirs et des cerises
Et chacun est content
Quand le soleil sèche les os
D’avoir parlé si haut
Dans son sang et ses humeurs
Contre le jour la nuit s’adosse
Fermant leurs yeux d’une ombrée
Elle tend la main vers Azraël
Qui se penche et embrasse
Dans une envolée de mouches
Ces corps vêtus de flanelle
Avant de supprimer leur angoisse
En les baisant à pleine bouche.



Prendre langue

Une poussière maligne
Faufile à points serrés
La langue et ses tracas
Dans la bouche du taiseux
De l’idiot d’Ardizas
À la brune une pluie crache
De sa plume malhabile
Sur la panse le jambage
Des six lettres d’un nom
Le papier du bonhomme
Ne tait plus l’anonyme
Et dépouille de son ombre
Un doux rêve d’enfançon
Comme on jette au vélin
Les aubes d’une encre folle
La neige offre un feuillage
Aux branches mortes des arbres
Et rappelle qu’il est temps
De commencer la danse
De toucher le pelage
Vif de la bête en marche
Et comme elle de tirer
Le fardier des saisons
Pour tracer le sillon
Puis marquer de son trait
Le sentier que prendra
À sa suite le petit
Dont il jongle dans les airs
Les syllabes du prénom
Bien avant d’engendrer
Les entrailles de sa mère.

19 juin 2013
T T+

[1« Nous entrerons dans la lé-gende », extrait du recueil Un régal d’herbes mouillées, éd. Les Carnets du Dessert de Lune.

[2Extrait, ainsi que les poèmes suivants, du recueil Le déhanchement du balancier, à paraître au éditions du Pédalo Ivre en oc-tobre 2013.