Benoît Vincent | La disparition

Cette image, je l’ai prise début janvier 2014. Passant devant ce petit parc, j’ai vu ce banc déserté. Puis, après quelques pas, j’ai fait demi-tour, j’ai attendu quelques instants. Et j’ai pris cette image. Un peu inquiet, un peu terrifié. Et plus tard, un peu amusé me rendant compte que l’image (celle vue, celle prise) était une surface de projection. Ce qui avait vacillé en moi était l’idée de la disparition. Parce que j’ai toujours été très ébranlé et inquiété par les chaussures laissées dans la rue, souvent au bord d’un trottoir, par les vêtements étalés dans l’absence des corps sur d’autres trottoirs ou routes des villes. Mais l’on pourrait sans doute envisager d’autres interprétations, d’autres chemins d’imagination...
J’ai donc soumis la photographie autour de moi à différents auteurs avec comme proposition la saisie libre de cette image. Voici donc une variation d’écriture et de lecture.

Sébastien Rongier


Benoît Vincent | La disparition



Lorsque je suis revenu au banc, ma mère avait disparu. Pfuit. Il ne
restait que quelques affaires à elles, son sac, un foulard, des chaussures,
que sais-je. Des objets idiots que je savais lui appartenir, mais dont la
solitude soudain éprouvée empêchait de relier, par quelque détail que
ce soit, à quelque personne que ce soit. Les gens qu’on aime depuis trop
longtemps, ou les gens qu’on n’aime plus, ou les gens qu’on n’aime pas,
tout ceci est pareil, on ne connaît pas vraiment leurs affaires, ça ne nous
concerne guère.

Je ne m’étais pourtant pas trompé de banc ? Etaient-ce bien ses
chaussures ? Son foulard ? Soudain le doute me saisit comme l’huile
dans la poêle bouillante. Où es-tu maman ? Et avec le doute,
l’écarquillement du monde, les parois du réel qui s’écaillent et sous tes
pieds soudain le gouffre.

Etre en mesure de jurer que ce foulard est bel et bien le sien, que ses
chaussures sont bleues ou rouge, et si elle porte des boucles d’oreille, je
ne le pourrais pas ! Est-ce que je me rappelle jusqu’à la couleur de ses
yeux ?

L’habitude, quand elle s’accouple à la lassitude, c’est l’oubli, la répétition
c’est l’oubli, on n’y peut pas grand chose, c’est comme ça, je ne voudrais
pas qu’on m’accuse de désinvolture ou pire. Où es-tu maman ? Où as-tu
pu bien t’enfuir ?

Ma vieille mère ne pouvait pas se mouvoir aisément. Lorsque je la
laissais un instant sur ce banc pour aller pisser derrière les mauvais
mélias qui faisaient leur sapin de Noël, avec leurs boules petites et
blêmes, malades, ridicules, au prétexte d’aller chercher le journal ou je
ne sais plus quoi, je ne pouvais me douter qu’elle disparaîtrait. J’avais
marché un peu oui, afin de m’éloigner, de ne pas imposer à ma mère et
aux passants cet immanquable retour au réel, cette brutale vulgarité que
chacun éprouve lorsqu’il voit sur le bord de la route un homme (le plus
souvent) pas même dissimulé (ou si mal, ou à peine, comble de la
grossièreté, dissimulé pour être vu) pour satisfaire ses besoins. J’avais
marché un peu trop peut-être, je ne sais pas, vous savez, quand on est
perdu dans ses pensées, on ne se rend pas toujours compte du temps qui
passe, je marchais littéralement dans mes pensées, et je crois bien, oui,
c’est vrai, maintenant que j’y repense, je crois bien que je suis sorti du
Jardin des Plantes.

Oui, maintenant que j’y pense j’ai peut être marché encore et encore, et
oui je me souviens vaguement d’un pont, oui, celui entre les deux gares,
j’ai peut-être traversé je ne sais plus, je cherché un endroit solitaire et
secret pour enfin pouvoir pisser.

Mais j’ai bien du revenir, à un moment, j’ai bien dû revenir.

En tout cas quand je suis descendu du train, je me suis dirigé
directement vers le parc. Ça j’en suis certain. Je suis prêt à le jurer.
D’ailleurs je le jure. Je me suis dirigé vers le parc. Les mélias s’étaient
changés en muriers-platanes, mais enfin, c’étaient les mêmes allées, le
même gazon béat, les mêmes bancs JC Decaux. Et puis j’avais pissé.
J’avais pissé à l’écart, discrètement, dans les toilettes du wagon. J’étais
bien caché ainsi, et j’étais heureux de ne pas avoir imposé ainsi au
monde sa réalité.

J’étais donc presque joyeux, guilleret, et même hystérique d’être ainsi
soulagé de cette envie devenue plus que pressante, et de retrouver ma
mère, laissée là : Ne bouge pas, hein maman, je reviens dans cinq minutes.
Je vais chercher le journal ou je ne ne sais quoi
. C’était comme si je
retrouvais un ami ou un lieu, abandonné depuis des années pour des
motivations obscures mais contraignantes, peut-être un peu honteuses,
c’était comme si soudain je redevenais l’enfant anxieux des cadeaux qu’il
va découvrir au matin de Noël.

J’étais tellement heureux de franchir les grilles du parc, alors que les
derniers rayons du soleil venaient caresser le faîte des mûriers-platanes,
que vous comprendrez que je suis bien déçu, bien déçu, de ne pas
retrouver ceux pour qui on bloque une après-midi entière.



Benoît Vincent

On retrouve l’ensemble des contributions ici.

27 janvier 2014
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