Benoît Vincent | Quelque chose s’est passé
Quelque chose s’est passé, la formule est assez floue.
Le monde, imperceptiblement, s’est renversé.
1. Il ne s’agit pas simplement de la mort de l’auteur. Celle-ci, suspectée, puis avérée, n’était pas en soi une surprise, n’était la tristesse. Il s’agit plutôt de l’œuvre.
L’auteur mort, l’œuvre est. Mais dans notre cas, l’œuvre prit une autre figure (que celle de l’auteur) ; elle se démultiplia, agitée par ce qui ressemblait à des fantômes…
Nous l’avons noté ça et là, déjà il y a dix ans de cela, mais depuis, depuis dix années cela n’a pas cessé. Il se publie régulièrement des livres de Maurice Blanchot.
Cela, en soi, n’est certes pas un crime, c’est ce qu’il se produit après la mort de l’auteur toujours, et cela répondrait pratiquement à l’exigence de l’œuvre. Le fait que l’auteur lui-même avait souhaité que cela n’advînt jamais, en soi, n’est pas non plus littéralement une trahison, puisque l’œuvre rendue publique, l’auteur en est inexorablement dépossédé (pensons à Kafka).
Alors ?
Je me rappelle la nouvelle abrupte du décès de Maurice Blanchot, nous nous résignions. En quelque manière, cette mort était un signe de la vie.
Le malheur, alors, fut : contrairement à toute attente, cette fois-ci, dans la foulée ou presque disparut Jacques Derrida, qui en était l’un des garants. Ainsi nous nous mîmes à douter.
Je voyais encore très régulièrement Monique Antelme, qui était dévastée par ces nouvelles, mais semblait toujours s’en abstraire par cette espèce de sourire, d’espièglerie, qui lui faisait considérer le destin comme une chose d’infime importance ; en un mot : rien au regard de l’amitié, ou des livres qui en témoignaient en son absence.
Puis, alors que la guerre était déclarée entre les amis qui se revendiquaient du nom de Blanchot et, comme moi-même je m’étais éloigné de ces querelles inutiles, tout à trac, Monique disparut (2012).
Cette disparition fut pour moi comme la fin redoublée de l’œuvre même. Tout ce qui surviendrait après, comme nouvelles publications de textes plus ou moins achevés, de correspondances, de documents personnels ou familiaux, jusqu’à des photographies intimes vendues sur le marché comme de vulgaires vétilles, ne ferait que morceler une œuvre qui patiemment s’étaient forgée, dans un parcours sinon audacieux du moins singulier, depuis les premiers textes des années trente aux derniers des années deux mille.
Assurément alors, une éternité s’écoula jusqu’à aujourd’hui.
2. Aujourd’hui. Que diraient-ils, tous, aujourd’hui, voyant le délire où nous sommes ? Je me pose la question souvent.
Une communauté désagrégée, une société brisée, en combat permanent contre elle-même… un certain nombre d’usurpateurs qui s’agitent sur des scènes plus ou moins virtuelles… des jacqueries méprisées écrasées par la violence, des responsables politiques symptomatiques de l’égarement du sens commun…, en un certain point de la culture et de la société d’un peuple, quelque chose a basculé, et subitement c’est tout l’éclairage sur le passé, les causes possibles, qui a radicalement été modifié, après coup.
Ces pages ont vingt ans.
En vingt ans, la généralisation d’internet (l’absence de livre ?), la domination presque sans exclusive du libéralisme envahissant tous les secteurs à tous les niveaux de la société, la ségrégation du peuple, la généralisation du traité postpolitique, la destruction organisée et généralisée de l’État et du service public, l’ubérisation de toutes les activités, l’éveil des communautarismes au mépris de la communauté et la mainmise de l’individu aux dépens de la société… à quoi s’ajoute la menace de l’effondrement du vivant… voici un bilan triste et pesant, le goût amer de l’échec, l’effroi devant la masse de travail à accomplir.
Or, dans le même temps, nous avons maximisé nos appétits de savoir, propulsé nos communications, diffusé nos écritures comme nos messages à l’extrême, confinant au babil, au brouhaha… l’absence de livre ?
Et encore, nous avons acquis ou aguerri pleinement la conscience de la grande machination ourdie par tout un univers traditionnellement attaché à la culture de « gauche« , dont l’exégèse de l’œuvre de Maurice Blanchot se réclame. Ainsi sont apparues les trahisons successives et toujours plus spectaculaires des partis traditionnels de gauche (en particulier à partir de 1983), puis est née et s’est affirmée la conscience du social-libéralisme comme agent organique des classes dominantes, au point qu’on devrait pouvoir mesurer à l’aune de cette critique, toutes choses égales par ailleurs, avec lucidité, le déploiement des divers mouvements politiques populaires et alternatifs (économie sociale et solidaire, développement durable, démocratie participative).
Les travaux de Jacque Ellul ou de Louis Dumont, de Pierre Bourdieu ou de Noam Chomsky, ceux d’Emmanuel Todd, de Vincent Descombes, plus récemment de Jean-Claude Michéa ou Chistophe Guilluy, mais aussi la diffusion des travaux de George Orwell, de Günter Anders, de Christophe Lash ou de Dwight MacDonald ont largement percolé les terreaux généralement nourris par la gauche radicale, dans les années 2010 ; d’autre part, les tenants du camp adverse (selon la voix de son maître) se sont également largement et médiatiquement propagés (je les appellerais pessimistes ? Michel Houellebecq, Alain Finkielkraut, Eric Zemmour…).
A la faveur d’une succession d’évènements historiques ayant rebranché les potentiomètres politiques jusqu’aux classes populaires jusqu’ici les plus éloignées de la chose politique — et non plus simplement les franges urbaines politisées, tout semble à présent en place pour que des secousses politiques viennent ébranler l’édifice post-moderne établi depuis 1968 au moins (l’élection de Donald Trump aux USA, le « Brexit » britannique, la coalition M5S/Lega en Italie, l’élection d’Emmanuel Macron suivi du mouvement des Gilets Jaunes en France n’en attestent-ils pas ?).
3. Ainsi quelque chose s’était passé. Et aussi bien quelque chose a passé.
Une fois remis de cette espèce de cellule de dégrisement, et des sirènes (d’ailleurs bien souvent absconses) des grands thèmes de la French Theory, comme la déterritorialisation, l’hétérotopie ou le cosmopolitisme, il pourrait être utile d’examiner le parcours de Blanchot à travers ce crible. Ce qui demanderait donc de revenir à la naissance de son œuvre politique qui a été je crois bien analysée par Jeffrey Mehlman — ce qui dans mon esprit revient à tirer les comptes d’une certaine répulsion que j’avais pour son travail, et par contrecoup, d’une certaine fascination que j’éprouvais pour le discours libertaire de la French Theory qui lui déniait voix au chapitre.
Je ne vais pas ici entrer dans le processus psychologique, méthodologique et idéologique qui eut lieu, mais je voudrais souligner une impression que j’ai eue récemment et cherche à saisir mieux avec le temps.
Cette impression est la suivante : quelque chose s’est passé, entre les avancées audacieuses des textes de critique comme de fiction, dans les années 50 et 60, des écrivains de la génération de Blanchot, et la naissance ensuite de leur récupération sinon objective, tout au moins fantasmée par une génération successive dont le moment d’ivresse aboutira à mai 68 et ses retombées.
Je pense par exemple aux œuvres plus confidentielles [au regard des grandes figures de l’époque] de Louis Guilloux, de Raymond Guérin, de Paul Gadenne, d’André de Richaud, de Pierre Herbard…
Quelque chose de nouveau en littérature, à la fois très classique, et de fait très intégré à une histoire, mais aussi de très nouveau, de très inouï, d’une littérature qui aurait été comme sublimée par l’horreur des évènements et qui devait trouver toutefois une issue, une œuvre où s’écrire ou crier. Il ne s’agissait pas de se demander s’il était possible d’écrire encore après les camps, il s’agissait de se demander plutôt comment le faire dignement ? Et si bien sûr les fleurs renaissent toujours, celles-ci du moins se tenaient de ce côté-ci du jardin : non pas l’engagement sartrien (celui-ci fana avant même la grenaison), non pas la réaction nostalgique (des célébrités de l’époque qu’on ne lit plus guère, Mauriac par exemple), non pas la fascination libérale donc (c’est d’elle qu’on parle ici, qui se répandit en revanche avec la plasticité des friches, partout ; le nouveau roman et la nouvelle critique y étant pour quelque chose), mais elles croissaient bel et bien : ni tierce position, ni position marginale, ni même un entre-deux (un ni-ni, un …˜en même temps’) qui séduira jusqu’aux plus rétifs à la critique, mais bel et bien une position digne, humaine, justement critique, et terriblement lucide. Parmi les auteurs les plus remarquables de cette orientation, à cette époque, on pourrait reconnaître (et dans le même temps en faire l’éloge) le courage d’Albert Camus.
Pour ce qui nous concerne ici, on peut commencer par noter que l’œuvre de Maurice Blanchot, de par sa longévité, traverse ce « changement d’époque ».
On peut noter ensuite que l’arrivée de Blanchot, fracassante, dans le champ ou l’espace littéraire avec la publication de Comment la littérature est-elle possible ? en 1942, faisant office de manifeste fondateur de la recherche ultérieure, est également tributaire du dialogue entre deux figures essentielles, dans l’histoire et dans l’histoire littéraire, du moment, à savoir Pierre Drieu la Rochelle et Jean Paulhan. Et à ce titre la correspondance entre les deux « tenanciers » de la N.R.F., qui a paru récemment, est éclairante [1].
Le rôle (également souligné par les différentes recherches sur cette période « de formation ») qu’a failli jouer Blanchot au sein de la N.R.F. « occupée » entre Paulhan et Drieu, entre l’ancienne N.R.F. et la nouvelle, façonne, je crois, une façon de parcours, éclaire non seulement l’œuvre mais également une œuvre se faisant à cette époque compliquée, terrible, époque d’un changement d’époque (et donc de la confrontation, sinon du choc retentissant, de deux époques).
Au fond, rien ne me fait trop croire, ni ceux que j’interroge, que les temps de la réconciliation soient déjà venus. Ne pensez-vous pas que le provisoire que nous allons tenter d’établir avec Blanchot, pourrait très bien durer ? (255)
Il y aurait donc d’une part une espèce de contrat entre Drieu et Paulhan au sujet de la N.R.F. et donc de Blanchot comme « truchement » (le mot est de Mehlman) en son sein et, par conséquent, ne pourrait-on pas y voir une espèce de liaison mystérieuse, souterraine, entre les œuvres de chacun d’entre eux ? C’est ce que j’aime à croire (d’autant qu’en l’espèce je ne suis plus agi par Blanchot, mais lui l’est par les deux autres !)…
C’est une moment de l’histoire tragique, ignominieux, téméraire ou découragé, toujours lourd. Peut-être l’a-t-on déjà dit ailleurs – je n’ai pas toujours la force de rechercher des preuves, qui à présent me paraissent inutiles parce que les faits sont évidents, évidents tout au moins aux yeux de ma sensibilité d’auteur et, de même, de mon expérience de lecteur [2], qui en toute logique, en pleine souveraineté, se suffisent à elles-même. Voilà ce qu’on a peut-être dit par ailleurs : les œuvres se cogénèrent et s’entrecroisent, dans une danse sans doute mystique (le mot cette fois est de Meschonnic), mais qui aboutit finalement à une résolution très concrète ; cette danse mime la guerre alors en cours [3]. Les conséquences en sont tirées. Drieu se supprime. Blanchot écrit La littérature et le droit à la mort. Après sa Lettre aux Directeurs de la Résistance, Paulhan lance une N.R.F. nouvelle, en réalité c’est d’une nouvelle revue qu’il s’agira. L’époque peut changer.
Mais ne peut-on pas voir un fonds commun (même conflictuel dans ses parties) entre Les hommes de paille, Les fleurs de Tarbes et Faux pas ? Je le crois aussi.
Autrement attrapé, cette pelote d’indicible et d’épines, porterait encore la question suivante, à laquelle on ne saurait répondre : si Blanchot avait poursuivi dans la proposition de Drieu et Paulhan, qu’en serait-il advenu de son œuvre ?
4. « Effacez ce qui ne vous paraît pas juste. » Mais elle ne pouvait rien effacer non plus. J’exhume une nouvelle fois ces quelques mots (AO 7-8) qui expriment bien le cas de figure où je suis placé. Et je place cette place entre leur double appel (en début et fin de ce livre, et entre leur deux phrases).
J’ai relu, comme j’ai pu, un travail qui avait demandé un temps certain. Il était convenu que je ne le …˜reprendrais’ pas et, comme je le disais en avertissement liminaire, je ne l’ai retouché qu’à grand peine.
Ce quelque chose aujourd’hui est passé, quelque chose a passé, l’époque a basculé et je ne suis pas certain que nous en soyons sortis plus nobles ou dignes : nous en sommes sortis grandis de notre échec, informés et renseignés sur lui, sur nous, sur nos erreurs ou nos égarements.
Tout au plus aujourd’hui ai-je pu gommer quelque peu des affirmations péremptoires sur la joie de la déterritorialisation, le plaisir de l’hétérotopie ou la griserie du cosmopolitisme [4]. Mais l’essentiel est fidèle à l’esprit d’il y a dix ou vingt ans.
Je crois que cela n’est pas hasard. Cela n’est pas de mon fait, mais de celui de Blanchot. Même dans les passages traitant de la rue, de la révolte, du pouvoir, je n’ai, pas plus aujourd’hui qu’alors, trouvé un excès qui confinerait à obscénité.
C’est je crois, et je finirai encore une fois, je finirai la-dessus tout le mérite de la sidération de cette œuvre. Celle-ci est assez honnête pour savoir rester en balance, qui dirait dans l’incertitude, je dirais dans l’inquiétude, qui est ce passage d’un côté à l’autre de limite sans que pour autant, étant garante de l’altérité, la limite s’évanouisse dans le passage.
[1] Pierre Drieu la Rochelle et Jean Paulhan, Correspondance 1925-1944, Claire Paulhan, 2017
[2] Peut-être est-ce cela qui joint les deux facettes de l’œuvre, le scripteur et le lecteur : le premier agit comme un organe sensoriel sur lequel telle ou telle dimension du monde vient imprimer son embosse, le second celui qui par l’expérience (en vrai l’apprentissage d’un code), en déchiffre le message. Cela reviendrait à dire que le scripteur (un trésor, un chiffre) encode ce que le lecteur (une clef, un sésame) décode, mais dit autrement, et plus justement, que le scripteur accueille un secret que le lecteur seul connaît.
[3] Ce mime évoque une scène grandiloquente où aimaient se projeter les tempéraments somme toute romantiques des uns et des autres.
[4] On reconnaîtra l’agression, somme toute modeste, à Deleuze, Foucault et Derrida. Je dois confesser, pardon, que je réserve un traitement un tantinet moins sévère à Derrida. Plusieurs raisons à cela : il est légataire de Blanchot ; je l’ai connu personnellement ; il a survécu au délire des années 80 et a pu vérifier le désastre de ses yeux vu. De plus, ce doit être une faiblesse personnelle, mais il me semble que ses concepts sont un tout petit peu plus rigoureux que ceux des deux autres. Et je pourrais l’accueillir comme je pourrais accueillir tel éditorialiste.