Benoît Vincent | Pas un écrivain
Pas un écrivain
(rassemblement avant dispersion)
(ou reculer pour mieux sauter)
Dérive impromptue, de travail dirait-on, sur série de coïncidences
Au début c’est venu des jeunes qu’on accompagne dans leur « conversion professionnelle » par des ateliers d’écriture. J’avais dit à un groupe que j’étais écrivain, c’était un peu pour faire façade, paravent. On pourrait croire que ça en jette, en vérité peu, car ce mot pour eux, ne signifie pas grand chose.
S’ensuit une discussion sur le thème : « Qu’est-ce qu’un écrivain ? » Quand je leur demande : dites-moi un nom ; le nom d’un écrivain. Si : « la femme qui a écrit Harry Potter« . Mais c’est quoi un écrivain ? Quelqu’un qui écrit des livres. Qui publie des livres. Et pas n’importe où.
Un vendredi soir se tenaient dans mon village des rencontres ouvertes à ceux qui aiment écrire. Des amateurs. Est-ce que ce sont des écrivains ? Peut-être. Mais est-ce qu’un auteur qui n’a qu’un site insignifiant, qui n’a de vie littéraire que sur Twitter, Facebook, et comme ouvrages que des livres numériques peut être dénommée « écrivain » ?
Mais qu’est-ce qu’un écrivain ?
Ce n’est pas • quelqu’un qui publie des livres — ou pas seulement. De nombreuses personnalités, plus ou moins respectables ou importantes publient des livres : journalistes, élus, comédiens | on le sait | même si souvent ils arrachent le maximum de ventes | ils ne sont pas des écrivains.
Ce n’est pas • quelqu’un qui tient un blogue — ou pas seulement. De nombreuses personnes écrivent sur blogue, comme les amateurs cités plus haut noircissent pages d’écriture — loin de moi d’être méprisant — mais ça ne suffit pas, paraît-il, à « faire œuvre » | ils ne sont pas écrivains.
Ce n’est pas • quelqu’un qui acquiert une reconnaissance — ou pas seulement. Reconnaissance ne signifie pas forcément lecteur et ceux qui sont encensés ne sont pas forcément les meilleurs exemples, souvent | ils ne sont pas écrivains.
Mais précisément : il y a une littérature (un boulot d’écrivain) qui s’agite quelque part, dont on perçoit tout de suite qu’elle est littérature. On ne sait pas décrire un écrivain. On ne sait plus décrire un écrivain.
Car il est un peu tout cela à la fois, ce type-là : il écrit (plus qu’il ne publie), il lit et est lu, mais par forcément beaucoup, pas forcément régulièrement. Il ne lit ni n’écrit de manière permanente ou professionnelle, seulement il le fait toujours, peut-être, avec des pauses, depuis qu’il sait lir&crire et sait qu’il lir&crira. Le lir&crire, ce travail de la littérature, sourd, secret, souterrain, se fait en permanence, même sans livre, même sans carnet, même sans blogue. Même en silence. Même en obscurité.
Il est déjà là, toujours et, de plus, il agit comme stimulation, non comme une tâche à accomplir. Il est désir et non emploi. Drôle de désir, dira-t-on, que celui de se soustraire à l’agitation du monde et au commerce des hommes pour en exsuder le plus radical suc. Battement, remuement, qui travaille contre la nuit, là où lance (comme après blessure un membre) la voi.
Cette voi sans finale qu’on cherche tout un passage d’écriture durant, afin qu’on détourne pour le faire sien le langage usé des familles, des villes et d’autres impérities.
Alors le support, mais comprendra-t-on qu’il est indifférent au texte ? Qu’on peut lir&crire pareil dans livre, que sur blogue, que sur mur Facebook ou mur de ville ? (Parfois ça gueule dans les églises, ou se chuchote au creux des femmes, et c’est la poésie.) Un écrivain n’écrit pas de livres — toute la cosidetta chaîne du livre leurre et se leurre en affirmant ceci, et se mange la trouille de n’avoir plus de cadeaux à empaqueter et de chèques d’achats à offrir et d’objet à vendre, qui s’entassent en jaunissant sur des bibliothèques empesées.
Alors non, je ne suis pas un écrivain. Je n’ai pas écrit de livres, n’en ai pas publiés, n’en retire aucun lecteur, ni aucun salaire. Ce n’est pas un métier ça, madame. Ça ne paye plus. Si ça a eu payé. On n’en retire aucune gloire, en plus, souvent. Comme disait Michaux, deux cents lecteurs c’est déjà suspect.
Dans un monde normal (dans un monde où le marché décide), on se déchire à deux écueils : que le texte peut se passer du livre ; que cette littérature libérée du joug du livre : ce lir&crire de l’absence de livre écrit et lit beaucoup plus, ne cesse de lir&crire, un texte collectif se meut, comme jadis un troupeau de clercs passait de main en main des histoires issues des tréfonds des temps, qu’il s’agisse d’odyssées, de tables rondes, d’enfer, de moulins à vent, de labyrinthes, de villages du sud, de généraux décatis, de jeunes ambitieux ou de femmes éperdues de rêves.
Dit Anthony Poiraudeau (c’est sûr, lui, peut pas être écrivain !) :
il ne me semble pas pour autant que donner à lire suffise pour l’être (encore que je n’en sache rien) et je ne m’en considère pas un moi-même, bien que j’écrive.
Dit Thierry Crouzet (lui non plus, c’est sûr, pas un écrivain !) :
En tout cas, il me semble que nous devons cesser de parler de livres sous peine de passer notre vie à n’écrire que des livres.
Je veux bien y laisser mon nom, parler en fantôme, si je constate que la bibliothèque est en feu ; la mémoire collective est plus giboyeuse encore que ne sont nombreux les chiens du seigneur. La hanter.
Benoit Vincent est botaniste et écrivain ; il est ambo(i)lati depuis 1999, blog où ce texte parut d’abord ; membre (avant-bras gauche) du Général Instin et coanime la revue Hors-Sol, avec Parham Shahrjerdi. Il lira à la nuit remue 5.
Benoit Vincent sur remue.net