Béton armé
Béton armé
(Note de lecture du livre de Philippe Rahmy, par Benoît Vincent).
Écoutez :
(lecture d’extraits par l’auteur lors de la nuit remue septième édition (juin 2013))
Philippe Rahmy, Béton armé (2013, La table ronde, ISBN : 978-2-7103-7073-4) : une note de lecture (précédemment parue sur amboilati, site de Benoit Vincent.)
Philippe Rahmy sur remue.net / site personnel : rahmyFiction.net
Benoit Vincent est botaniste et écrivain ; il est ambo(i)lati depuis 1999, blog où ce texte parut d’abord ; membre (avant-bras gauche) du Général Instin et coanime la revue Hors-Sol, avec Parham Shahrjerdi. Il a lu à la nuit remue 5.
Benoit Vincent sur remue.net
Qu’est-ce qu’écrire, sinon s’extraire du réel et s’adonner à la passion de survivre ? Il y a plusieurs manières de survivre. Je songe à Michel Ohl, incidemment, qui a fabriqué son œuvre en dépit de sa vie, ou encore à Matthias Zschokke qui, lorsqu’il décrit Berlin, raconte que ce serait pareil ailleurs — qu’on n’a pas à se plaindre en somme. C’est la difficulté de parler des textes de Philippe Rahmy : jamais céder à la condescendance facile, jamais à la sollicitude feinte.
Philippe Rahmy est un écrivain vorace. Il ne craint pas de répondre positivement à l’invitation de se rendre à Shanghai par l’Association des écrivains de la ville. Le péril ce n’est pas la ville, et sa violence, et son mouvement, le péril ce n’est pas le voyage et le dépaysement, non : il évolue dans la ville comme un poisson dans l’eau. Plus laborieux les repas officiels, les discours, les empreintes politiques furtivement lâchées.
Ce livre est donc, à la faveur de ce voyage, l’occasion pour Rahmy de fouiller sa propre histoire et son rapport à l’écriture : cette difficulté d’être au monde que la maladie oblige mais qui n’est jamais décrite de manière mièvre ou pathétique ; bien au contraire, Philippe Rahmy décide que cette singularité sera sa force et lui procurera l’énergie nécessaire.
Voyager aussi loin me donne un aperçu de que serait vivre toujours. Regarder la ville me fait du bien. Chaque immeuble est une porte, chaque rue un fossé noir. Nuit profonde. Je ne pense à rien. Je vis. Je compte mes morts. Nous ne vieillissons pas à cause du temps qui passe. Nous vieillissons à cause des morts que nous portons et qui continuent de mourir en nous. J’allume une cigarette [...] Je reste perché au bord de ma fenêtre. Les camions de la voirie se sont mis en action. Je ferai tout pour survivre aux gens que j’aime. (24-25)
Car la mort est en effet présente dès l’abord, mais non affrontée, plutôt accueillie comme une donnée fondatrice (la mort du père), et acceptée comme telle, inhérente.
Quelle place faire à la mort en soi pour écrire ? (57)
La mort ne s’oppose pas à la vie. Elle la prolonge sur un mode mineur.
La mort n’est que la vie ralentie. (29)
Et écrire en serait comme la béquille ou le véhicule. Le voyage ainsi offre une réalité qui par retour nourrit son expérience propre.
Une névralgie derrière l’oreille. Vertiges. Nausées. Mon corps est un alliage de ville et de parole. Il se fissure.
22 heures. Une main furtive glisse un prospectus de call-girl sous la porte de ma chambre. Une réalité sordide, un souffle d’air, une forme de grâce. L’image de ce que pourrait être la vie sans l’écriture. (135)
Cette réalité très crue, l’auteur s’y est confronté très tôt. Il réitère ici ce heurt au monde du dehors. Le passage du discours de la présidente de l’association-hôte est à ce titre exemplaire. « Je me tiens à quelques mètres de ce corps. Il me fait l’effet d’un bel animal plein de sauvageries et de saletés abominables » et plus loin : « Les hommes de l’assistance sont pendus à ses lèvres. Je suis comme eux. Je la dévore des yeux. » Et le heurt revient. « Je pense à l’encyclopédie de la sexualité que m’avait offerte mon père, inquiet de voir son fils handicapé montrer si peu d’intérêt pour la chose » (chapitre XVII).
La réalité très crue, ce sont aussi les prostitués des hôtels (147), les corps offerts à l’avidité de ce qui croit prendre.
Nuit. Quartier français. Terrasse de bar. Une prostituée assise à califourchon sur un type roux. Ils dorment. Sur la table, des bouteilles de bière, un pot de Nivéa ouvert. L’homme a joui, sa verge pend entre ses cuisses. Ces amants d’occasion sont détenteurs d’une vérité qui existe envers et contre tout. La beauté étrange et fugace des lézards collés à l’envers des ponts. (191)
Je ne sais pas voyager ! Cette idée me tombe dessus comme je finis ma soupe. J’ai taché ma chemise. Je ne sais pas voyager [...] La vérité est que le monde s’offre à ceux qui n’en attendent rien. Il se livre avec simplicité, juste là, au bord du trottoir, sans le support de la lune ou des violons, sans le support de la littérature, au fond d’une ruelle, et c’est alors tout le banal qui fleurit sur un morceau d’asphalte. (73)
Le livre superpose la visite de la ville et les paysages et scènes qui s’y déroulent (« Ils façonnent un monde dont celui-ci est l’ébauche »), des souvenirs plus ou moins anciens et le condensé de ces deux voix sous la forme d’une réflexion sur l’écriture. Ce livre très dense se lit d’une traite ; les paragraphes s’enchaînent. Il s’apparenterait à un genre dont on ne connaît pas beaucoup d’exemples équivalents, sinon peut-être le récent Paradis entre les jambes de Nicole Caligaris. En quoi l’écriture s’interpose comme mystique ou comme éthique entre la singularité du sujet et la rugosité exubérante du monde. [1]. Sans doute que les impasses avérées de l’autofiction, la dématérialisation progressive du réel et l’accélération aveugle de nos vies, ont contribué à faire émerger ces nouvelles formes critiques littéraires.
C’est très clairement indiqué : « Je voudrais raconter la ville telle que la vivent ceux qui la bâtissent. » (46) et poursuivi.
Le plan d’une ville est une coupe du cerveau de l’humanité. Les lieux qu’il montre, les place et les boulevards, ces espaces de réalité tangible sont aussi ceux où se produisent les choses qu’on ne voit pas, les baisers qui s’échangent sur les quais, les rats crevés dans la ruelle ou le flot tumultueux des pensées sous le masque des visages. Cette pulsation de la matière se perçoit partout à Shanghai. La ville est traversée par un remous sensuel et magnétique. Le désir qu’on pouvait éprouver devant un corps nu se porte soudain, complètement déboussolé, sur les éléments du paysage, sur l’angle d’un mur, la couleur d’un taxi, ou sur des scènes de rue banales comme une cannette de limonade qu’un coup de balais fait tomber du trottoir. Cette dérive de l’émotion creuse un vide en moi. Je ne cherche pas à le combler. je laisse courir mes yeux, je les laisse jouir au loin.
[...] Plus je décris Shanghai, avec mille précautions et scrupules pour ne rien oublier, plus cette vie intérieure augmente et submerge les beautés du dehors. (55-56)
Dans le cas de Rahmy, cette expérience se traduit en une dissolution dans le collectif, jamais compatissante mais qui relèverait d’une acception forte de l’amitié.
« Qui refuse sa nuit, vit en aveugle. » J’écris cette phrase dans ma main. J’ai bu. Je ne connais pas ce quartier ? Je n’ai plus d’argent. Je suis perdu. Je suis heureux. Je suis chinois. (81)
Ou plus loin :
Je n’ai pas de ville natale. Le peuple est ma demeure. (170)
Cette dissolution-assimilation procède par une relative distanciation du sujet hors de toute lamentation, mais plutôt comme une forme d’assomption de la distance qui caractérise toute réalité — à commencer par ce truc flou qu’on appelle le réel, augmenté de ce contenu labile et poreux qu’on nomme moi, identité ou individu. Impression de ratage ou de rouerie qu’écrire, sans doute, peut redoubler. Spécialement dans un monde grouillant comme la Chine. On nous raconte des salades.
Tout le monde hurle. Tout le monde porte une chemise blanche. Tout le monde fume. Les carrosseries se touchent. Les chromes brillent. Les klaxons carillonnent entre les immeubles. La ville est un couteau en équilibre sur la pointe.
Là-bas, au bout de l’avenue, la fenêtre de ma chambre est allumée [...] Les choses continuent d’exister quand nous ne sommes pas là [...] Écrire. Que sont les livres sinon la chambre vacante d’un écrivain parti en voyage dans ses histoires ? (70)
Ces histoires qui choisissent d’investir d’improbables billes pour se raconter (65), c’est ce qu’avec grâce, celle du singe pendu au bout d’une liane, ou du singe enfermé dans le zoo, désigne ce livre qu’il me faut à présent arrêter de piller et de maladroitement paraphraser. Cette grâce du doppelgänger (double absent, ombre ou primate), Philippe Rahmy la résume en évoquant le fameux rhinocéros de Dürer ; celui-ci en effet « a fait ce que font tous les artistes : il a caché ses sources, fait passer son travail de copiste pour une pure vision. » (51)
Où l’on reprend la sente périlleuse sur la crête, qui est celle qu’on préfère, celle qu’on voudrait à jamais parcourir. Celle qu’au besoin on ne quitte plus. Celle qui peut-être nous est dévolue et dont on peut dévier. Ce faîte inconfortable qui nécessite que jamais on ne puisse longuement se poser, sous peine de faillir, de chuter d’un côté comme de l’autre : le réel opaque, la fiction délirante.
On progresse avec difficulté sur ce fil, on n’a pas d’autre choix qu’avancer. On se rend à l’aventure. On s’abandonne à elle. La tête vidée. (Je laisse volontiers la fin du livre au lecteur.)
Il suffirait de s’installer dans une vielle, n’importe laquelle, pourvu que son murmure couvre celui de l’esprit. Il suffirait d’attendre comme quelqu’un qui serait assis dans un immeuble en feu. Se laisser dévorer. On n’écrit jamais que sur des cendres. (195)
Ce pourrait être une définition positive de la violence.
Une réponse de Philippe Rahmy sur ce même site amboilati :
Cher Benoît,
Merci.
D’abord en raison de je-ne-sais quelle mystique de la solitude qui voudrait plomber la vie de ceux qui écrivent, la plomber en solitude, et que ton texte annule, différant la violence du combat que nous menons chacun, chacune, et transportant ce combat dans l’ouvert, dans l’évidence de nos mutuelles ressemblances qui dépassent en tout nos singularités. La générosité avec laquelle tu lis Béton armé me laisse sans voix. Venir à toi dans ce silence. Avec d’infinies précautions comme on porte un bouquet de fleurs à travers l’été, sous le soleil ardent. Soleil de mes errances, de ma voracité, oui, de ma gaucherie, de ma sauvagerie. Je suis bouleversé par ton attention aux phrases, par ta manière de te porter au devant de l’écriture d’autrui avec non seulement ta propre langue, mais avec, je le sens distinctement, un désir de rendre justice au monde que tu explores. Une justice qui ne se pourrait pas hors toute cette confiance que tu mets dans le texte que tu traverses, sans l’avoir lu pour le restituer non pas sous la forme d’un ensemble clos, conquis en somme, mais de promesse. Lorsque tu parles de la ligne de crête entre deux folies, celle du réel, celle du langage, je suis saisi entre les épaules à la jointure de la cicatrice qui fait ma vie d’écrivain et qui fait aussi la suture qui m’apparie à tous les écrivains ; je suis là, marchant derrière toi une main sur ton épaule, en aveugle, porté par ta confiance et par ta clairvoyance, marchant derrière toi au-dessus de la nuit du texte et de sa restitution, puis, sentant venir la joie, je me porte à tes côtés, ne sachant pas lequel de nous deux se trouve à mettre un pied devant l’autre dans le vide, lequel se trouve soudain soulevé de terre, libéré du dernier filin qui l’attachait au connu. Elan. Confiance. Vision. Rencontre.
Je balbutie et je m’encouble. Je voudrais être simple. Clair et net. Je voudrais que mes phrases soient aussi transparentes que l’onde de chaleur que me traverse de part en part. Tu parles aussi de dissolution. Un égarement de soi, écartelé entre le savoir ancien de la trivialité du monde, d’un côté, et son enchantement irréductible, qui vous saute à la gorge, qui vous emplit le cœur, quoi qu’on fasse, quelles que soient les carapaces réelles ou rêvées qu’on met entre soi et lui. Il en va, avec ce monstre de ville, avec la mégapole, comme il en allait avec les monstres de jadis. Ils sont encore l’humanité. Ils sont l’exception à la règle haussant l’homme à hauteur de la nature. Et puis, je te lis. Et puis ce vieux monstre, ce tas de chiffons de nos cauchemars se transforme en quelque chose d’autre. En monstre sacré. L’ours de la forêt primordiale, le dragon de la forêt de longue attente, la ville contemporaine nous ressemble en ce qu’elle nous restitue notre délire. Une manière, peut-être, d’habiter la violence, suggères-tu. Je n’y avais pas pensé. « Sans doute que les impasses avérées de l’autofiction, la dématérialisation progressive du réel et la l’accélération aveugle de nos vies, ont contribué à faire émerger ces nouvelles formes critiques littéraires. » Nous sommes submergés, démultipliés, accélérés par le paysage que nous traversons, mieux encore, par le paysage que nous sommes. Monstre sacré de la ville sans crocs ni fourrure, aux yeux larmoyants de Marilyn, à la gueule d’ange de Brando, critique littéraire elle-même incapable de se dégager du texte dont elle se saisit, texte qui ne saurait se déprendre de la critique, rien ne peut plus disjoindre les parties de cet ensemble disparate, le monde nous tient dans une fascination éternelle. Dieu est mort, évidemment. Mais la religion grésille comme un arc électrique, religion des corps, et des langages, sans distinction de sexe, de temps et d’espace. Le récent comme mystique de la vie relancée, gavé de vie, vorace, vorace, vorace mais le ventre creux, précipité de possibles, expérience de la limite affrontée, arpentée, danse sur le fil : toute la folle aventure de vivre, pourtant, ici ou là, mystérieusement (pour employer un gros mot) piquée d’un fanion blanc, chaque fois le lieu d’un relâchement, d’une tendresse pour les êtres, d’un détachement des choses.
Voilà. Je te lis et je sens passer un souffle. Le tien. Proposition de la nécessité.
Je parlais de la justice que tu rends à mon texte. Elle se mesure très concrètement au désir que tu fais naître chez autrui de le lire. Imparable. Vrai.
Merci.
Philippe
Lecture par et entretien avec Philippe Rahmy (librairie Mollat) :
[1] Ce pourrait être une définition positive de la violence