Calligrammes et compagnie, etc.
Une somme — un très beau livre à mettre aux côtés du catalogue « Poésure et peintrie » (RMN/ Musées de Marseille, 1993) ou des « trois essais sur la poésie littérale » de J-P Bobillot (2003), qui faisait déjà chez Al Dante un point sur cette tendance poétique. « Calligrammes & compagnie » présentent un siècle de poésie visuelle, concrète, spatialiste, expérimentale — d’Apollinaire en 1914 à Philippe Boisnard et Dominiq Jenvrey en 2007. Conçu comme une exposition de poche, le livre rassemble presque 500 reproductions d’oeuvres, et presque 400 poètes de tous les continents. La plupart des auteurs ne sont représentés que par une ou deux oeuvres, certains formant des mini-stations de quatre ou cinq pages dans le parcours. Respirations bienvenues autour de Julien Blaine, Augusto de Campos, Isle et Pierre Garnier, Seiichi Niikuni, ou Christophe Tarkos. Le classement alphabétique par auteur permet de régler par le vide l’organisation du livre : pas d’entrée thématique ou historique imposée. Ce (non-)ordre fonctionne d’ailleurs très bien, créant des séquences inattendues, des rapprochements, des frictions. La note de l’éditeur, Laurent Cauwet, maître d’oeuvre du projet, résume cette tentative « fabriquée grâce à des prélèvements effectuées dans [sa] bibliothèque personnelle, ou encore celles d’ami(e)s. Tous ces gestes ont contribué à nous (à [le]) constituer en lecteur actif », ainsi que l’intérêt, pour lui, du calligramme sous toutes ses formes : « passer d’une lecture linéaire à une lecture paysagère ». C’est donc une sorte de collection privée (et pas un musée d’état) que l’on visite, avec tout ce que cela comporte de disparate et d’obsessionnel, bref, de vivant et de tenu. Le format du livre insiste sur le côté collection d’amateur : format trapu, compact, d’un manuel. (Sur ce point : que le livre soit simplement collé, et non cousu, n’augure pas d’une très longue vie pour un objet qui risque de sortir souvent, et d’être scanné parfois.)
Aucun livre n’est parfait, ni ne contient l’infini. Et celui-là ne prétend heureusement pas à l’exhaustivité. L’effet pervers d’une telle somme est qu’elle donne immédiatement envie de la compléter. On ne se privera donc pas du plaisir de noter les absents : Michel Butor, pour un extrait d’Illustrations ou de Mobil ? Jochen Gerneer pour une page de « TNT en Amérique » ? Anne Kawala ? Ou bien Ed Ruscha, ou Robert Smithson pour « Heap of language » par exemple ? On pourrait aller jusqu’à Walker Evans (« The big house »). Et surtout : Guy Debord et Asger Jorn, où sont restées leur « Mémoires » ?
La préface de Jean-François Bory (texte très drôle) rappelle que le calligramme est contemporain, au début du XXe siècle, d’une « explosion soudain et partout », explosion qui touche tout les domaines jusqu’à influencer Claudel et Faulkner. D’où la diversité des avants-gardes : futurisme et dadaïsme prônent la table rase et le coup de balai, chacun à leur manière. Logique à peu près valable jusqu’au lettrisme. Mais à cette époque, milieu du siècle, le climat a déjà changé, on entre dans la société de consommation. Calligrammes et avatars servent maintenant à rayer les slogans marchands, brouiller les pistes, détruire quelques horreurs installées, propager des virus au sein de l’aliénation. C’était le programme, de Wolman à Burroughs, en passant par Che Guevara (présent dans le livre !) : casser le mot pour la lettre, créer quelques situations construites, et ramener le Vietnam chez soi. Et puis on est passé à autre chose. En 1971, Jean-François Lyotard tente de définir l’intrication du textuel et du visuel, qu’il nomme « espace figural » : « le donné n’est pas un texte, il y a en lui une épaisseur, ou plutôt une différence, qui n’est pas à lire, mais à voir » (J-F Lyotard, « Discours, figure »). Leçon que n’oublieront pas les graphistes : Pictogrammes, logogrammes, pochettes de disques, bandes dessinées, tracts, flyers, packaging alimentaire, panneaux publicitaires, bandeaux défilants, menus déroulants sont autant de calligrammes qui s’ignorent, — ils le peuvent, ils ont tout l’espace.
L’un des (nombreux) intérêts du livre est donc de voir comment les poètes contemporains se débrouillent face à ce monde où, pour une large part, textes et images sont indissociables dans l’espace social. Là encore c’est la diversité qui vaut. Si certains n’utilisent cette forme que d’une manière anecdotique rapportée à leur oeuvre (Christophe Manon), ou d’une manière un peu scolaire (Oscarine Bosquet), d’autres s’en emparent véritablement pour en faire un lieu de travail poétique. On pense ici à Thomas Braichet (deux pages magnifiques) ou Laurence Denimal (seule à prendre totalement acte des formes issues du graphisme). Enfin on placera à part les oeuvres présentées d’Anne-James Chaton et de Franck Leibovici. Eux sortent de l’espace figural : l’expression « sensation optique pure » conviendrait mieux pour désigner leurs travaux, même s’il ne mettent en jeu que du texte, mis en page de façon (presque) classique. En retrait du monde, ils en recensent les productions textuelles. Convoquant à peine la lecture, ils produisent comme un texte au loin, à recevoir donc comme un pur phénomène optique (de même que le chauffeur de taxi new-yorkais ne lit pas la ville qu’il traverse, mais en reçoit simplement le texte à travers la vitre, comme une image). Les auteurs contemporains n’ont rien à envier à leur aînés ; ils vivraient plutôt à une époque dont le « calligramme » est devenu la forme générique au risque d’être englouti sous la masse des productions visuelles. C’est ce qui rend nécessaire un tel livre : renvoyer le complexe visuel/textuel à son ascendance strictement poétique.
« Calligrammes & compagnie » offre ainsi au lecteur/spectateur de survoler un siècle à travers cette pratique, — pratique inclassable et changeante, à peine une culture pour l’heure, et très loin encore d’être folklore.
« Calligrammes & compagnie, et cetera. Des futuristes à nos jours : une exposition de papier » est publié par Al Dante sous l’isbn 978-2847619034. Ses 560 pages s’acquièrent pour 30 euros.
2 avril 2010