Cathie Barreau | Paysages en milieu de vie


Cathie Barreau a lu ce texte lors de la quatrième édition de La Nuit remue. Vous l’entendrez lire ici.


"J’ai ressenti l’esprit de l’Atlantique"
Guiseppe Conte
à Dax, le 1er mai 2010.

À prononcer le mot paysage, j’éprouve au fil du temps des sensations nouvelles et si, dans ma jeunesse, il s’accordait avec visage ou rivage, j’ai quitté depuis des années cette famille et ainsi ce mot –mais je ne l’entends plus comme un mot- me réjouit désormais parce qu’il n’en finit pas de dévoiler impressions et images, liens mystérieux dès que je le rencontre dans un livre, une revue ou quand il s’impose à chaque fois que je voyage en train.

Toujours, il y a plusieurs livres dans ma valise que je choisis avec une sorte de fièvre, dans une peur de ne pas avoir suffisamment de quoi m’accompagner ; puis, une fois arrivée dans le train à ma place, je ne me pose plus de question et je sors deux ou trois livres en fonction de la longueur du trajet – de la Roche à Nantes ou de Nantes à Paris ou de Nantes à Dax. Et le voyage commence. Mon regard va des pages au paysage plus ou moins souvent selon que le livre prend toute mon attention et file ou que je sois arrêtée dans ma lecture parce que chaque phrase me donne trop à penser et qu’il m’est impossible d’aller vite du haut en bas de la page.

Nous étions six dans l’immense salle de restaurant du Splendid hôtel, seuls, et Julian parlait des étoiles, celles que l’on choisit de relier entre elles pour écrire.

Le défilé du paysage est une joie que je ne m’explique pas d’emblée. Peut-être est-ce le souvenir des voyages d’enfance dans la voiture paternelle, une aronde noire, puis une Montlhéry dont je revois l’élégance ; ou les souvenirs de trajets avec mon mari et mes enfants, quand nous partions vers les villages d’Auvergne ou des Pyrénées. J’ai le sentiment profond de liberté qui vient peut-être de la beauté de certains tableaux offerts dans le voyage mais aussi de la constatation du saccage de contrées déboisées ou construites de bâtiments laids ou abandonnés dans lesquels je n’ai pas envie de vivre. Je suis heureuse alors qu’ils s’éloignent vite pour qu’un nouveau paysage s’ouvre et me fasse rêver.

La plupart du temps, personne ne m’accompagne à la gare, personne ne m’y attend. Quand j’arrivais à Dax, il y avait toujours Serge que je découvrais au dernier moment quand il était tout près de moi sur le quai. Puis, quand j’ai quitté Dax un lundi matin, Julian et Geneviève m’embrassèrent et nous nous promîmes de nous revoir.

De Nantes à Dax, on traverse plusieurs marais, celui nommé Poitevin qu’on rencontre dans le sud Vendée jusqu’à La Rochelle, plus loin les marais d’Aunis puis, après Bordeaux, les étangs dans les pins. Le bord de la France est trempé.
L’océan s’avance si près que le chemin de fer longe les baies envasées et que, dans ce mois d’avril 2010, l’ouragan ayant poussé violemment en une nuit l’océan jusque dans les terres, on dut reconstruire la voie ferrée entre La Rochelle et Rochefort ce qui empêcha de faire le voyage d’une traite entre Nantes et Bordeaux. Il fallait alors prendre le car et cela avait des airs de voyage du bout du monde, serrés les uns contre les autres, tranquillement acheminés, les valises sur les genoux, vers la gare de Rochefort qui n’avait pas l’habitude de voir tant de monde.

Aurelia et Marie marchaient avec moi. C’était comme si nous avions cheminé toutes trois ainsi depuis la nuit des temps dans les rues de Dax et du monde. Trois femmes savaient exactement où est l’au-delà, ces secondes qui n’auront jamais de mots, cet ailleurs qui surgit de l’instant parce qu’on se sent seul et relié. Elles se le disaient dans le printemps frais, au bord d’une terrasse qu’elles accostèrent. Elles tentaient d’en témoigner dans les phrases qui se tricotaient entre elles. Elles croyaient que certaines phrases seraient l’au-delà même.

Dans le paysage, se présentent souvent, dans les campagnes cultivées ou aux abords des villes, les peupliers d’Italie. Mon ami Jean-Paul m’a dit, un jour que nous allions visiter Jean-Damien et que nous roulions sur une route de Vendée, qu’il n’aimait pas ces arbres.
L’aspect symétrique et domestique des rangées d’arbres ne lui convenait pas. Sur le moment, je ne sus pas pourquoi je sentis au contraire une tendresse pour les hauts fûts, légers et plantés dans une prairie nette, arbres de plaine. Et comme l’ami avait attiré mon attention sur ces arbres, je les regardai depuis lors plus précisément et je finis par reconnaître ce qui me les rendait sympathiques. C’est que, lorsque j’étais enfant et que nous –mon père, ma mère, ma sœur, parfois mes oncles et tantes et mes cousins – séjournions en montagne plusieurs semaines dans les Alpes à Venosc ou dans les Pyrénées, à Prades, ou en Auvergne, le dépaysement du retour en quittant le paysage de sapins et de causses me prenait étrangement les yeux et tout l’esprit. Il y avait un aspect qui me disait que nous étions revenus à la « civilisation » : les peupliers des plaines. Et si je pouvais être un peu triste de la fin des vacances, le voyage à travers la France et la joie de retrouver mon pays de bocage et d’océan, ma maison, me permettait d’oublier les escapades dans les sentiers, les bruyères et le sommeil dans les étoiles des montagnes. Ainsi, les peupliers d’Italie, sages et ordonnés, n’en étaient pas moins doux aux abords des marais de chez moi et me faisaient signe.

Les gestes amples et légers de ses bras, ses mains aux doigts effilés –mais il n’avait pas cet étrange phalange brisée de l’auriculaire– son sourire comme un émerveillement constant, ses yeux bruns et brillants en amande, une joie presque inadéquate, le détour de sa tête qui évite de me regarder mais qui me regarde quand même, et tout à coup, quand la conversation le permet, son visage tendu vers moi, approuvant je ne sais quel propos, tout en lui me rappelait un amour ancien dont j’avais encore la preuve qu’il n’était pas mort en moi.
Et plus tard, quand Serge se pencha et me demanda si ma maison était un bien de famille, que près de nous un homme m’écoutait avec une bienveillance que j’aurais prise pour de l’amour, je sentis que je vivais un moment de grâce qui s’éteindrait dans les heures à venir. Je me laissai porter dans le présent qui me convenait mieux désormais que tous les rêves et les projets illusoires de ma vie passée.

Peut-être cette joie du paysage qui se fait au fur et à mesure que l’on avance est-elle liée à la sensation intense du présent et de sa fuite qui se donne à voir. La vision du présent, ce temps inaccessible s’écoulerait dans les yeux parce qu’il serait les lieux mêmes. Le temps et le lieu réunis dans le grand cadre de la fenêtre du train. Ainsi chaque seconde est la découverte d’un tableau qui se dessine sans cesse et choisissant de regarder ici et là, de réunir un ensemble d’arbres, de bosquets, un chemin, une maison mais très vite une route, un bord d’océan et le ciel immense, on devient le cadreur d’un cinéaste imprévisible.

Il faisait froid sur la terrasse de l’hôtel. Nous avions pourtant envie de continuer la conversation. C’est à ce moment que Vincent, à qui je confiai mon trouble joyeux d’avoir senti la présence d’un homme aimé disparu, là dans le corps d’un inconnu le temps d’un repas, récita d’emblée pour moi le poème d’Apollinaire.

Et je chantais cette romance

En 1903 sans savoir

Que mon amour a la semblance

Du beau Phénix s’il meurt un soir

Le matin voit sa renaissance.

Puisque le train partait à onze heures vingt, j’avais le temps de sortir et j’eus envie de marcher le long de l’Adour, d’approcher tout ce vert que j’avais aperçu la veille quand Serge nous avait promenés en voiture comme des touristes parce qu’il fallait quand même en savoir plus sur la ville de Dax que notre quotidien de quelques jours entre le Splendid hôtel, l’Atrium et tous les livres que nous touchions des doigts sur les étals et un ou deux où nous nous serions perdus. Je marchai dans le matin froid pour la saison mais lumineux et je sentais que j’aurais pu aller très loin n’étaient mes souliers de ville et l’heure du train. C’est à contre cœur que je dus rebrousser chemin et quitter les berges herbeuses, les platanes, les hôtels abandonnés, l’air, le scintillement sur l’eau. Je me sentais bien et seule ou plutôt je n’avais pas le sentiment d’être seule. Je me sentais peuplée. Et je réalisai que le sentiment désagréable qui fut parfois souffrant d’être seule ne me touche jamais quand je marche sur un chemin de campagne ou dans un parc citadin suffisamment planté d’arbres hauts, de buissons fleuris et d’oiseaux aimables. Et, grimpant sur le balcon de l’Adour, cette esplanade de bois qui longe et surplombe la rivière dans le centre de la ville, j’eus l’intuition que je ne serai plus jamais seule.

(…)

J’ai quitté Dax avec le sentiment que s’achevait un moment de ma vie qui avait duré ce mois d’avril et qui faisait une sorte de charnière entre un avant et un après. Je ne suis pas sûre que ce furent les événements qui constituèrent le changement mais certains d’entre eux étaient le révélateur d’un bouleversement – un de plus, mais celui-ci serein – qui opérait en moi dans le milieu de ma vie.

(…)

Le paysage qui s’échappe est une fiction. Le texte se déroule et fait semblant de raconter une histoire. Mais celle-ci s’enfuit vers un au-delà où des liens innombrables comme les étoiles tissent un écheveau qui, à chaque instant, renait dans une forme inespérée.

23 juillet 2010
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