« Ce phénomène photographique, la vie... »
sur remue.net :
Deux textes de Michèle Sales : Le texte c’est la maison. La maison c’est le texte et Avenue de la mer.
Notes de lecture de Thierry Beinstingel.
Chorégraphie durassienne, une séance d’atelier d’écriture consacrée par Sylvie Gracia à L’Amour de Marguerite Duras, dans la classe de Chantal Anglade (lycée Georges-Braque).
quelques liens Marguerite Duras :
Une Société Marguerite Duras propose une bibliographie qui paraît complète.
Une bio-biblio proposée par théâtre-contemporain.
Une interview de Marguerite Duras (non datée).
Maurice Blanchot : Sur Détruire, dit-elle
Détruire - Détruire : il a appartenu à un livre (est-ce un « livre » ?, un « film » ? l’intervalle des deux ?) de nous donner ce mot comme inconnu, proposé par un tout autre langage dont il serait la promesse, langage qui n’a peut-être que ce seul mot à dire. Mais l’entendre est difficile, pour nous qui faisons toujours partie du vieux monde. Et l’entendant, c’est encore nous même que nous entendons, avec notre besoin de sécurité, nos certitudes possessives, nos petits dégoûts, nos longs ressentiments. Détruire est alors, au mieux, la consolation d’un désespoir, un mot d’ordre qui viendrait seulement apaiser en nous les menaces du temps.
Comment l’entendre, et sans nous servir des vocabulaires qu’un savoir au reste légitime, met à notre disposition ? Disons-le calmement : il faut aimer pour détruire, et celui qui pourrait détruire par un pur mouvement d’aimer, ne blesserait pas, ne détruirait pas, donnerait seulement, donnant l’immensité vide où détruire devient un mot non privatif, non positif, la parole neutre qui porte le désir neutre.
Détruire
Ce n’est qu’un murmure. Non pas un terme unique, glorifié par son unité, mais un mot qui se multiplie dans un espace raréfié et que celle qui le prononce anonymement, jeune figure venue d’un lieu sans horizon, jeunesse sans âge, d’une jeunesse qui la rend très ancienne ou trop jeune pour paraître seulement jeune. Ainsi les Grecs saluaient en chaque adolescente l’attente d’une parole d’oracle.
— Détruire. Comme cela retentit : doucement, tendrement, absolument. Un mot - infinitif marqué par l’Infini - sans sujet ; une œuvre - la destruction - qui s’accomplit par le mot même : rien que notre connaissance puisse ressaisir, surtout si elle en attend des possibilités d’action. C’est comme une clarté au cœur ; un secret soudain. Il nous est confié, afin que, se détruisant, il nous détruise pour un avenir à jamais séparé de tout présent.
Des personnages ? Oui, ils sont en position de personnages, des hommes, des femmes, des ombres, et pourtant ce sont des points de singularité, immobiles, quoique le parcours d’un mouvement dans un espace raréfié, en ce sens qu’il ne peut presque rien s’y passer, se trace des uns aux autres, parcours multiples par lequel, fixes, il ne cessent de s’échanger et, identiques, de changer. Espaces raréfiés que l’effet de rareté tend à rendre infini jusqu’à la limite qui ne le borne pas.
Assurément ce qui se passe là se passe dans un lieu que nous pouvons nommer : un hôtel, un parc, et, au-delà, la forêt. N’interprétons pas. C’est un endroit du monde, de notre monde : nous y avons tous demeuré. Toutefois, bien qu’ouvert de tous côtés par la nature, il est strictement délimité et même fermé : sacré au sens ancien, séparé. Là, il semble, avant que commence l’action du livre, l’interrogation du film, que la mort - une certaine manière de mourir- ait fait son œuvre, y introduisant le désœuvrement mortel. Tout y est vide, en défaut par rapport aux choses de notre société, en défaut par rapport aux évènements qui semblent s’y produire : repas, jeux, sentiments, paroles, livres qui ne s’écrivent pas, ne se lisent pas, et même les nuits qui appartiennent, dans leur intensité, à une passion déjà défunte ; rien n’y est confortable, puisque rien n’y peut-être tout à fait réel, tout à fait irréel : comme si l’écriture mettait en scène, sur fond fascinant d’absence, des semblants de phrases, des restes de langage, des imitations de pensées, des simulations d’être. Présence que ne soutient aucune présence, fût-elle à venir, fût-elle passée ; oubli qui ne suppose rien d’oublié et qui est détaché de toute mémoire : sans certitudes, jamais. Un mot, un seul mot, ultime ou premier, y intervient, avec tout l’éclat discret d’une parole apportée par des dieux : détruire. Et, ici, nous ressaisissons la deuxième exigence de ce mot nouveau, car s’il faut aimer pour détruire, il faut aussi, avant de détruire, s’être libéré de tout, de soi, des possibilités vivantes et aussi des choses mortes et mortelles, par la mort même. Mourir, aimer : alors seulement, pourrons-nous nous approcher de la destruction capitale, celle que nous destine la vérité étrangère (aussi neutre que désirable, aussi violente qu’éloignée de toutes puissances agressives).
D’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Certes des êtres comme nous : il n’en est pas d’autres en ce bas monde. Mais en effet, des êtres déjà radicalement détruits (d’où l’allusion au judaïsme), toutefois tels que, loin de laisser des cicatrices malheureuses, cette érosion, cette dévastation ou ce mouvement infini de mourir qui est en eux comme le seul souvenir d’eux-mêmes (en celui-ci avec la fulguration d’une absence enfin révélée, en celui-là par la lente progression encore inachevée d’une durée et, dans la jeune fille, par sa jeunesse, car elle est purement détruite par son rapport absolu à la jeunesse), les a libéré par la douceur, pour l’attention à autrui, l’amour non possessif, non particularisé, non limité : libérés pour tout cela et pour le mot singulier qu’ils portent l’un et l’autre, l’ayant reçu de la plus jeune, l’adolescente nocturne, celle qui, seule, peut le « dire » avec une parfaite vérité : détruire dit-elle.
Parfois, ils évoquent mystérieusement ce que pouvaient être pour les anciens Grecs, toujours de plain-pied avec eux, aussi familiers qu’étrangers, aussi proches que lointains, les dieux : des dieux nouveaux, libres de toute divinité, encore et toujours à venir, quoique issus du plus ancien passé, des hommes donc, seulement soustraits à la pesanteur humaine, à la vérité humaine, mais non au désir, ni à la folie qui ne sont pas des traits humains. Des dieux peut-être, dans leur singularité multiple, leur dédoublement non visible, ce rapport à eux-mêmes de part la nuit, l’oubli, la simplicité partagée d’éros et de thanatos : mort et désir enfin à notre portée. Oui, les dieux, mais selon l’énigme non élucidée de Dionysos, les dieux fous, et c’est une sorte d’échange divin qui, avant le rire final, dans l’innocence absolue à laquelle il nous faut accéder, les conduit à désigner leur jeune compagne comme celle qui est folle par essence, folle par delà tout savoir de la folie (la même figure peut-être que Nietzche, du fond de son propre égarement, appelait du nom d’Ariane).
Leucade
Leucade : le brillant du mot « détruire », ce mot qui brille mais n’éclaire pas, fût-ce sous le ciel vide, toujours ravagé par l’absence des dieux. Et ne pensons pas qu’un tel mot, maintenant qu’il a été prononcé pour nous, puisse nous appartenir ou nous être recevable. Si la « forêt » n’est rien de plus, sans mystère ni symbole, n’est rien d’autre que la limite impossible à transgresser, cependant toujours franchie comme infranchissable, c’est de là - le lieu sans lieu, le dehors -que survient, dans le vacarme du silence (tel était Dionysos, le plus tumultueux, le plus silencieux), à l’écart de toute signification possible, la vérité du mot étranger. Il vient à nous, du plus loin, par l’immense rumeur de la musique détruite, venant, peut-être trompeusement, comme le commencement aussi de toute musique. Quelque chose, la souveraineté même, disparaît ici, apparaît ici, sans que nous puissions décider entre apparition et disparition, ni décider entre la peur et l’espérance, le désir et la mort, la fin et le commencement des temps, entre la vérité du retour et la folie du retour. Ce n’est pas seulement la musique (la beauté) qui s’annonce comme détruite et cependant renaissante : c’est plus mystérieusement à la destruction comme musique que nous assistons et prenons part. Plus mystérieusement et plus dangereusement. Le danger est immense, la peine sera immense. De ce mot qui détruit, qu’en sera-t-il ? Nous ne le savons pas.Nous savons seulement qu’il revient à chacun de nous de le porter, avec désormais à nos côtés la jeune compagne innocente, celle qui donne et reçoit la mort comme éternellement.
(Extrait de L’Amitié, Gallimard.)
Maurice Blanchot est présent sur remue.net.
Éric Hoppenot lui consacre le site Maurice Blanchot et ses contemporains.