Jane Sautière | La traversée du fleuve

Des livres de Jane Sautière nous avons dit tout le bien que nous en pensions que ce soit Fragmentation d’un lieu commun ou Nullipare - deux textes parus aux éditions Verticales. Nous somme ravis de vous donner à lire ce texte inspiré de la lecture de Marguerite Duras.
Et cet avant-propos soumis par Jean-Marie Barnaud après avoir lu le texte de Jane :

Dès le début, ceci : "A été nommée l’essence même de notre être, et l’on ne sait pas quoi."

Est-ce que ce n’est pas la même chose que ce que dit Mandelstam dans ce
texte qui s’intitule De l’Interlocuteur. Après avoir cité un poème où Baratynski évoque son possible lointain lecteur, avec qui s’établira une sorte de dialogue posthume, « à son âme mon âme sera accordée », Mandelstam fait ce commentaire :

« En lisant ces vers de Baratynski, j’éprouve l’émotion de celui qui retrouve la bouteille venue de loin. En lui accordant libre usage de son immensité, l’Océan lui a permis de remplir son office. (...) Sur la bouteille jetée aux flots (...) aucune adresse n’est inscrite. Pourtant [elle a] un destinataire : celui qui découvrira la bouteille, celui qui lira le poème. »

Et Mandelstam ajoute :

« Ceux qui rencontrent soudain ces vers de Baratynski doivent éprouver un frisson de joie et d’effroi pareil à celui qui parcourt l’homme qui, alors qu’il s’y attend le moins, s’entend soudain appeler par son nom. »

La traversée du fleuve

Les livres dont on sait qu’ils sont plus forts que notre vie, et dont on ne pourrait pas citer trois phrases, les livres qu’on croit avoir incorporés au point qu’ils sont nous-mêmes, tombés dans notre chair et nos os, ces livres, lorsqu’on les relit, nous donnent la surprise qui n’est pas de retrouver la lecture initiale, mais de trouver ce qui appartient à une syncope première– on se réveille de sa lecture, et rien n’est plus pareil. A été nommée l’essence même de notre être, et l’on ne sait pas quoi. On dit aux amis, lis ça, c’est une merveille, sans pouvoir dire pourquoi. On dit des mots tout en sachant qu’ils sont déjà hors du livre.

On relit, et saute aux yeux ce qui n’était pas visible. Et l’on relit encore et encore et toujours une autre révélation et tout aussitôt, la perte du savoir. Ces livres inépuisables parce qu’ils nous débordent. (Parfois, il me vient l’idée triste qu’on ne puisse pas avoir indéfiniment des histoires passionnelles avec les livres, mais ce temps-là n’est peut-être pas encore venu pour moi, je viens de lire "Je suis vivant" de Pasolini, et j’ai à nouveau senti la syncope première).

Là, avec elle, MD (les initiales telles que marquées sur sa tombe, Marguerite Duras, Marguerite Donnadieu, les deux vont, les initiales la disent toujours bien) avec elle MD, j’ai eu plusieurs fois les syncopes initiales dont aucune relecture ne viendra à bout. Je lui dois cela, et tant d’autres choses pratiques. Comme de savoir ce qu’est une femme qui écrit. C’est une personne qui se lève, quitte la page en cours et va voir si le four est chaud, s’il faut aller chercher du pain. Ce n’est pas triste ou encombrant. C’est la contingence. On fait l’écriture avec ça.

Lorsque j’ai lu L’Amant, j’étais sidérée, parce que j’ai senti mon histoire, la chose mienne, et curieusement, pas seulement parce que j’ai vécu au Cambodge à l’âge de l’héroïne. Cette proximité des sensations, avait été recouverte par une autre, très vive, quelque chose que je pensais être terriblement singulier, impartageable.
Pourtant, de fait, j’ai été proche de toutes sortes de choses de ce livre, tout ce qui, ici peut paraître exotique ne l’était pas pour la lectrice de 32 ans qui avait vécu de 15 à 18 ans dans un pays proche du Vietnam.
La chaleur qui colle à la bouche à étouffer, qu’il faut boire avec les poumons, cette chaleur contre laquelle il ne faut mener aucune rébellion, se laisser couler. Quoiqu’on fasse, vivement ou nonchalamment, il faut le faire avec elle, sinon, perdition.
Des pays doux et implacables, quelque chose qui aspire irrémédiablement.
Et, puis le fleuve, bien sûr, le Mékong, l’eau épaisse de tout ce qu’elle dévore. "Dans la platitude à perte de vue, ces fleuves, ils vont vite, ils versent comme si la terre penchait".

Je pouvais comprendre tout autant comme elle situe toujours très précisément les blancs et les indigènes, oui, cela tout pareil à ce que j’ai connu, bien que beaucoup de temps et une guerre d’indépendance séparent ces deux époques. Le petit jeu de la couleur de la peau et de la position sociale juxtaposées, un blanc voyou toujours mieux qu’un Chinois riche. La crainte de verser "dans l"indigène", je l’ai vue, y compris et peut être surtout avec certains hommes qui épousaient ou qui vivaient avec des femmes indigènes. Il me semble que ça a cédé, cette histoire, dans les années 70, dans ce qui a découlé des luttes contre la guerre du Vietnam, dans la naissance des mouvements antiracistes. Je ne pense pas que nous puissions nous figurer aujourd’hui de ce que ça a été. Notre indignation ne permet pas de comprendre, elle nous en éloigne et c’est heureux.

L’infranchissable a été franchi. Sur un bac, ce qui symboliquement conduit d’une rive à l’autre du fleuve immense, une petite blanche de 15 ans va tomber dans les bras d’un chinois. Il n’est normalement pas possible à cet homme d’adresser la parole à une petite blanche accostée à un bastingage. S’il peut le faire, c’est qu’il est riche. Elle est dans le déclassement de sa race, il est dans l’opulence de la sienne.
Dans la syncope initiale que L’Amant recèle, il y a cela, la violation de la position sociale. C’est ce qui dit le désir. Tout désir passionnel est la violation d’une position sociale.
On est dans les bras d’un homme, dans la douceur mortelle de sa peau, dans le raptus du désir, la prise de nous, l’abolissement de la morale et du jugement. Les lois et les races ignorées.
On peut faire l’apologie du désir : c’est avec cela qu’on enjambe les frontières. Mais on peut aussi savoir comme c’est terrible : c’est aussi avec cela qu’on fait les pédophiles.

C’est tout, la totalité d’une personne versée dans son désir.
Le fleuve verse, la terre penche.

Il n’est pas nécessaire que ce soit cela qui soit voulu, la violation de la position sociale, non. Il n’y a d’ailleurs rien à vouloir, tout est désir. On n’est rien, terrassé. Dieu n’est pas plus puissant et n’appelle pas plus fort à sa cause.
D’ailleurs, c’est Dieu : "je voudrais manger les seins d’Hélène Lagonelle, comme lui mange les seins de moi, dans la chambre de la ville chinoise où je vais chaque soir approfondir la connaissance de Dieu". Le désir d’Hélène Lagonelle, c’est le désir du corps si beau de cette compagne de pension, le désir d’incorporer ce corps, le désir de le faire sien (être belle comme elle, la beauté, la lui prendre). C’est aussi jouir du corps d’Hélène Lagonelle. Et c’est, encore plus près de Dieu, le désir de donner la jouissance du corps d’Hélène Lagonelle à l’amant, lui donner le plaisir par là où elle pourrait le donner à MD et dans la symétrie parfaite "qu’elle se donne là où moi je me donne", pour faire jouir l’amant.
Se faire jouir de recevoir la jouissance du don d’Hélène Lagonelle à l’amant.

La jouissance alors définitive, parce que là, Dieu, c’est elle, MD.
(Qu’elle se soit appelée Donnadieu, je ne sais pas qu’en faire, c’est un surlignement, et peut être pas plus.)
Elle, qui prend possession de l’une et de l’autre tout en étant l’un et l’autre, l’une et l’autre.
Être la matière même de ce qui fait jouir, être le désir même.
C’est-à-dire, la genèse de tout ce qui est vie, chair et âme.

Cette jouissance - "de quoi en mourir"- bien sûr, elle n’a pas eu lieu.
Sans doute parce qu’on ne peut pas croire en Dieu, et être Dieu.
Sur soi n’avoir pas prise, mais avoir Dieu en soi qui ordonne. Être l’ordonnance de Dieu.
Ainsi lorsqu’il faut que la musique se répande "partout sur le paquebot noir, comme une injonction du ciel dont on ne savait pas à quoi elle avait trait, comme un ordre de Dieu dont on ignorait la teneur". La musique se répand après le suicide d’un jeune homme sur le paquebot qui ramène MD en France, qui l’écarte de l’amant. Elle aurait pu, elle aussi, se jeter par-dessus bord. Mais l’ordre de Dieu n’était pas un ordre de mort. Par la séparation et par la musique divine, MD réalise l’amour pour l’amant. Déliée de lui, elle sait qu’elle l’aime.
Et il n’est pas tendre, Celui qui donne une consolation plus amère que la mort.

Et Dieu qui peut tout, ôte parfois aussi toute consolation. Il rappelle à lui, selon les mots d’un funeste télégramme, le petit frère très aimé. "Le scandale était à l’échelle de Dieu", dit-elle. La terrible douleur qui s’abat sur elle, ce pire que la mort de Dieu, la mort de l’immortalité, dont le corps de son frère était "visité".
L’immortalité : l’inconscience de la mort, l’impunité de jouir, l’infini du désir était là, dans le corps visité du frère aimé. Est mort tout ce qui nous fait croire que nous serons ad libitum générés par notre désir.

Et nous restons vivants avec la consolation terrible de l’amour qui nous rend sauf et qui est la perte de l’immortalité.

"Regardez les sables morts des déserts, le corps mort des enfants : l’immortalité ne passe pas par là, elle s’arrête et contourne".

Ce livre s’ouvre sur un paysage, et ce paysage, c’est le visage de MD. Le visage dévasté, à la peau cassée, lacéré de rides sèches et profondes. Ce visage, le sien, c’est celui qu’elle a vu surgir brutalement après avoir été séparée de l’amant. Elle ne l’a pas quitté, elle a été séparée de lui, dans ce mélange de passivité extrême, de soumission et d’incomparable audace qu’a été cette histoire.
Oui, à dix-huit ans, lorsqu’elle est revenue en France, elle a pris intérêt au vieillissement de son visage, intérêt comparable à celui d’une "lecture". Dans les lignes du visage de MD, il y a, avant même leur surgissement effectif, l’alcool et la jouissance. ("L’alcool a eu la fonction que Dieu n’a pas eue") Ce qui advient de fatal est là avant tout, le visage est prémonitoire. Le visage est la destinée, un fatum dont les rides sont des lignes de vie.

L’éternité est factice, l’immortalité est un gommage, quelque chose qui efface ce qui est écrit.
Lorsque la mère de MD est devenue vieille, elle s’est présentée seule chez le photographe, pour qu’il soit rendu compte de l’image d’une vie, comme le faisaient tous les indigènes au seuil de la mort, et toutes ces images étaient pareillement lisses "les visages étaient apprêtés de la même façon pour affronter l’éternité, ils étaient gommés, uniformément rajeunis", avec "un air noble, diraient certains, et certains autres effacés".
Oui, les lignes, cassures, marques de vie effacées au seuil de la mort, il n’y a plus à rien à lire, tout est accompli, le destin et le reste, ce qui a été de soi et ce qui a été de la grande ronde du commun.

Je me retourne encore une fois vers ce livre pour y relire le moment auquel je suis ombiliquement lié à lui. Car de tout ce qui me relie à ce livre, le paysage, la jouissance qui fait verser les fleuves et pencher la terre, elle, MD, tout ce qui à chaque lecture me fait trembler, est rassemblé dans un moment : " J’ai regardé ma mère. Je l’ai mal reconnue. Et puis, dans une sorte d’effacement soudain, de chute, brutalement, je ne l’ai plus reconnue du tout. Il y a eu tout à coup, là, près de moi, une personne assise à la place de ma mère, elle n’était pas ma mère, elle avait son aspect, mais jamais elle n’avait été ma mère/ …/ Rien ne se proposait plus pour habiter l’image/…/ Je suis devenue folle en pleine raison".
Je le savais, comment on devient folle en pleine raison. J’étais enfant et malade, la fièvre m’avait laissée inconsciente un moment, elle a reflué, me rendant l’usage de mes sens. Ma mère s’était bizarrement couchée en travers du lit, à mes pieds. J’ai touché sa robe de chambre duveteuse, laineuse. Mais dans un sursaut de terreur, j’ai senti que le vêtement était vide et j’ai cru ma mère dissoute. La douceur de son vêtement n’avait plus de sens. La douceur toute entière n’avait plus de sens.
Il y a, dans ces hallucinations brèves dont nous n’osons parler, parce qu’elles nous mettent en rupture avec les autres - précisément parce qu’elles sont l’écrasement de l’individu dans sa singularité, dans son impossibilité d’être relié- il y a dans ces moments, quelque chose qui se substitue à ce qui doit être et qui devient pire que la disparition même.

On sait bien que ce n’est pas une erreur d’optique, une méprise. Tout à coup la mère vivante n’est plus rien, une image sans identité. Et le leurre n’est pas d’avoir une autre mère, ou même de voir disparaître sa mère, c’est de voir sa substance vidée de sens. En lieu et place de la mère, un fantôme, un suaire agité d’une vie sans vie dont nous sommes l’enfant.

Il reste donc à écrire. C’est cela qui écrit, l’enfant de la forme vide, agitée par une illusion dévoilée. Lorsque rien ne se propose plus pour habiter l’image, il y a l’écriture. C’est sa place.

"Un livre ouvert, c’est aussi la nuit.

Je ne sais pas pourquoi, ces mots que je viens d’écrire me font pleurer" .

Jane Sautière

5 décembre 2008
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