« Le texte c’est la maison. La maison c’est le livre. » (Marguerite Duras)
Michèle Sales est responsable du pôle développement des publics de l’ARPEL Aquitaine (ex-Centre régional du Livre + Coopération des bibliothèques en Aquitaine).
Elle a publié La Grande Maison aux éditions du Rouergue en 2002.
Elle fait partie du collectif littérature remue.net depuis ses débuts.
Ce texte est extrait d’un travail inédit.
« Le texte c’est la maison. La maison c’est le livre. » (Marguerite Duras)
Il pleut sur la mer. Sur les forêts, sur la plage vide. Ils arrivent en criant, ils traversent la pluie, ils courent le long de la mer, ils hurlent de joie, ils se battent avec le sable mouillé.
Question d’âge, de génération vous pourriez être ma mère Marguerite Duras. Heureusement pour vous et moi, je ne suis qu’un de ces enfants de colonie qui descendent sur la plage. Pluie ou soleil. Mais je suis une petite fille, je ne jette pas de sable mouillé, je ne hurle pas avec les autres. Vos enfants sont les garçons, seulement les garçons.
C’est maintenant que je me rends compte. On a vu vous et moi, en même temps et pendant longtemps la même mer, les mêmes plages, les mêmes ciels, les mêmes mouettes, ou d’autres, parfaitement semblables.
Vous auriez pu me voir aussi comme un de ces enfants à parents et voiture qui passaient sur la route vers Honfleur, qui visitaient tremblants ou indifférents, les grands cimetières américains, anglais, canadiens. Vous auriez pu me voir grandir, d’été en été, il y en eut de très beaux, et de très mauvais, pourris, on dit étés pourris.
Je ne peux pas croire qu’on ne se soit pas un jour croisées, Yann Andréa conduisant, vous à côté, sans doute. Je peux même vous dire que vous ne m’avez pas vu, moi si petite, pas plus haute que la haie de troènes fleuris qui cache la maison des vacances.
Simplement ce que vos yeux voyaient, les miens plus jeunes s’en sont imprégnés. Ce que je retrouve dans vos textes ce sont nos ciels, notre lumière, notre sable, notre mer, et je croyais que tout ça ne pouvait être qu’à moi.
Juste cette surprise : ce qu’on partage.
Vous avez vu les toiles d’araignées, là, dans la grande salle à manger ? Qu’est- ce que vous voulez faire, je n’ai jamais trouvé un bâton assez haut pour atteindre le haut, alors on les laisse, on s’y habitue.
Les parents poussaient les lourds volets de bois, encore à repeindre cette année, organisaient des courants d’air qui n’enlevaient pas l’odeur de maison fermée.
Des araignées, il y en avait partout quand on ouvrait la maison vide depuis le dernier été. On les chassait à grands coups de néocide liquide, de balais, de torchons, de hurlements d’effroi et de rires. On sautait le plus haut possible sur les petits lits de pensionnat, achetés au brocanteur. Ils avaient meublé la grande maison vide sans fenêtres, ouverte aux vents de mers, dans laquelle on n’osait pas entrer. A nos questions on répondait que ce n’était pas pour les enfants, une histoire de guerre.
Aujourd’hui la mer est mauvaise, sans plus. Hier il y avait de la tempête. Loin elle est parsemée de brisures blanches. Près, elle est pleinement blanche, blanche à foison, sans fin elle dispense de grandes brassées de blancheur, des embrassements de plus en plus vastes, comme si elle ramassait, emportait vers son règne une mystérieuse pâture de sable et de lumière.
Du dedans on la connaît, la mer, on essaye.
Grise ou verte dessus, écume blanche, puis de plus en plus jaune. Les vagues en transparence. On plonge les yeux ouverts, la vague agite le fond en soulevant un nuage de sable ; on suffoque, on ressort la tête, on n’a rien vu, on recommence. Debout dans l’eau jusqu’à la taille on scrute ce qu’il y a dans le ventre des vagues. Algues. Fucus vésiculeux -on fait éclater les yeux entre les doigts, il y a une goutte de gelée visqueuse- . Laminaires - longues lames brunes épaisses, arrachées des fonds par les tempêtes, on se fait des pagnes, des baudriers -. Salade de mer (perruque). Méduses roses.
Raisin de mer : grappes noires - dans chaque grain une seiche minuscule, grosse comme un ongle d’enfant - on porte solennellement dans l’eau ces pauvres bébés, avant que les mouettes ne les gobent.
L’odeur des algues pourrissant au soleil.
Mauvaise, sans plus. Les raisins de mer servent parfois aussi à regarder la vie, et la mort. Extraire la petite bête, la regarder s’agiter, puis la couper d’un coup d’ongle. Comme on le fait aussi aux crevettes, et aux petits crabes dont on arrache les pattes. Pas de pitié pour ces animaux au sang froid qui ne crient pas.
La mer mais étale - Le jour, mais gris.
Il y avait parfois ces jours de grisaille, sans vent, les murs de pluie et de nuages posés très bas sur les collines vers Trouville. L’humidité tiède faisait lever des odeurs de peupliers et d’herbes. Il y avait un jardin où le chèvrefeuille avait tout envahi, les fleurs sentaient la vanille. Il y avait des roses pompon très pâles, presque blanches, qui s’éboulaient en grappes humides le long des clôtures. Il y avait un terrain secret où l’on se glissait par l’éboulement d’un mur de briques, un bois plein de pervenches, un vieux puit perdu dont on avait dégagé la margelle. L’été faisait la pause.
On rendait une visite polie à la mer, on la regardait d’en haut, son air malade, on la laissait à son repos provisoire.
Le vent qui s’était sauvé sur la mer, une plage entière de vent qui volait au-dessus de la mer.
À Trouville la ville est au niveau de la plage. Les Roches noires, l’ancien hôtel superbe où vous habitez, donne directement sur le sable. Accoudée à votre balcon vous pouvez regarder vers la ville ou vers la mer, là où ça souffle. Le vent mugit de rencontrer cet obstacle de briques. Il se cogne sur les façades. Votre chambre n’est pas face à la mer. Avez-vous peur du vent ? Avez-vous peur qu’il entre, qu’il claque les portes, qu’il vous surprenne, qu’il vous bouscule ?
Le vent m’enchante. Chez nous, à quelques kilomètres des Roches noires, un cordon de dunes sépare la zone de petites maisons basses de la plage. Vous savez bien, juste avant le golf. Le vent est là, en haut de la dune, c’est là qu’il est le plus fort. Il y a un point haut sur lequel je me perche après avoir rampé dans le sable sous les grillages de protection. Les oyats ondulent. Parfois on peut s’appuyer sur le vent. Les bras écartés, je résiste à la poussée furieuse. Le vent prend la forme exacte du corps. Je me sens légère et glacée. Si je cesse de résister je bascule, je me laisse tomber dans un creux de sable où tout s’arrête. Moment de calme total pour reprendre souffle, le vent au-dessus de la tête. De dos, de face, de profil je m’offre encore au vent, j’ai des ailes, je saute de plus en plus loin dans des éboulis de sable, je remonte, je replonge. Mouette.
Comment pouvez-vous rester sur le balcon, ou pire encore dans votre chambre noire ?
Avez-vous été une petite fille, Marguerite ?
Les mouettes sont tournées vers le large, plumage lissé par le vent fort. Fondues à la tempête, elles guettent la désorientation de la pluie.
Sous la pluie on court et on crie comme les mouettes, on leur lance des coques qu’elles saisissent dans le bec, elles s’envolent, laissent tomber le coquillage sur un banc de sable dur, la coquille s’ouvre, elles plongent et arrachent à coups de bec la languette de chair rose et nacrée. Frissons.
Notre pays, ce pays, Marguerite, le pays des enfants-filles et des oiseaux.
Les marées formidables d’ici ; à marée basse on a trois kilomètres de plage, comme des contrées, des pays de sable, complètement interchangeables ; le pays de personne, voyez, sans nom.
Coques, praires, palourdes, tout ce qu’on trouve à marée basse, à pleins seaux. Je refuse d’en manger. Chercher encore et encore, les ongles usés au sang, les genoux lisses comme des joues, polis par le sable.
Os de seiche d’un blanc pur, forme parfaite, on en ramasse des sacs pour les poules.
Bancs de coquillages vides, moules, coques, huîtres, couteaux, pétoncles, ailes d’anges.
Notre pays, ce pays, Marguerite, pays de sable mouillé, d’îles et de rivières qu’on creuse et qu’on détourne.
Bleu. Elle est. C’est indéniable. C’est bleu.
Tout est devenu BLEU. C’est bleu. C’est à crier tellement c’est bleu. C’est du bleu venu des origines de la terre d’un cobalt inconnu. On ne peut pas arrêter ce bleu, ces traînées de poussière bleues des cimetières des enfants. On souffre, on pleure. Tout le monde pleure.
Mais le bleu reste là, acharné.
Le bleu des enfants comme celui d’un ciel.
Oui, ce bleu frais des mers du nord, le ciel comme une layette. Pourquoi ces cimetières, ces enfants morts ? A Colleville, ils sont alignés sous les croix blanches dans un grand terrain qui s’incline vers la mer. Des milliers de croix blanches, on croit que le cimetière continue dans le ciel, dans la mer. Pour vous Marguerite, ce sont des enfants. Pour nous, la génération d’après, ce sont des soldats, jeunes sans doute, mais assez grands pour avoir fait la guerre. Les parents nous montrent les vestiges, les musées, les morts, milliers de morts. Pour eux, c’est leur histoire récente. Nous, très loin, nouveaux. On apprend par jeu les noms, Omaha, Utah, Gold, Juno, Sword, noms de code des plages. Pour nous c’est Lion, Luc, Courseulles, Arromanches, Saint-Aubin, Riva-Bella, Ouistreham. Franceville, Le Home.
Les maisons poussent sur les champs de bataille, construites par les contremaîtres des usines parisiennes. On peint les volets en bleu. La vie gagne.
La première visite aux tombes. On regarde on lit les noms, l’âge du mort, l’ombre des croix dans l’eau du fleuve. Puis on parle de la mort. Et puis on se tait. Que feriez-vous d’autre, vous ?
Ils traversent la mer serrés sur les barges, l’angoisse et le mal de mer, le mal de mer plus fort que l’angoisse. Ils n’ont pas envie de mourir. Quand ils vont arriver sur la plage, ils vont sauter, dans l’eau jusqu’aux épaules, courir lourdement au ralenti dans la mer, tout habillés, vers le sable, puis les dunes et la campagne derrière, ils n’arrivent pas à imaginer ça, ce sont des gosses avec des casques qui arrivent à la plage à l’envers. Au Musée du débarquement on emmène les enfants, qu’ils sachent. Ils courent à grandes enjambées lentes, ils tombent, d’autres courent, ils arrivent en criant, ils traversent la grisaille, ils courent le long de la mer, ils hurlent sous le déluge de balles et les explosions ils se battent avec le sable mouillé pour ne pas rester sur cette plage où ils viennent d’arriver par la mer, ce voyage à l’envers de toute logique, ce voyage vers la mort.
On joue parfois à laisser s’enfoncer les pieds dans le sable à la limite des vagues, là où ça aspire, chaque vague en se retirant creuse un peu sous les talons, jusqu’aux chevilles bientôt, avec ce vertige du va-et-vient des vagues, ne plus savoir le bas du haut, juste ce mouvement enveloppant du sable sous les pieds, se laisser engloutir, ça va très vite, sables mouvants, grèves des légendes. Et tirer le pied d’un coup sec, bruit d’aspiration, trou d’eau claire vite refermé.
Et puis on parle encore de la mort. On ne peut plus s’arrêter de lire les noms dans la forêts des enfants morts de la guerre. Qui êtes-vous, qui seriez-vous dorénavant sans ces enfants-là ? C’est à n’y rien comprendre ? Oui, c’est ça. On comprend plus. Mais Rien. Alors tout se ressemble et se pleure.
On regarde encore les croix alignées, les monuments de marbres, les murs couverts de noms étrangers. Un grand silence, juste le vent, et ce soleil d’été qui devrait être gai. On se tait, on a vaguement envie de pleurer, on sait qu’on ne peut pas comprendre. On voudrait partir vite, rejoindre la voiture, rentrer à la maison. Brèche dans l’enfance.
Elle est seule allongée sur le sable au soleil, pourrissante, chien mort de l’idée, sa main est restée enterrée près du sac blanc.
Un des seuls jeux auquel consent mon père me terrifie. Il s’allonge sur la plage, rarement, dans un creux, et demande qu’on le recouvre de sable sec avec nos pelles et nos seaux. La tâche paraît immense. Au début on rit, on recouvre les pieds, il bouge les orteils, on recommence, et puis les jambes, et puis le ventre et la poitrine, et puis même le visage recouvert d’une serviette, on verse des seaux et des seaux de sable, il disparaît. L’angoisse de son immobilité, et puis le sable qui se craquèle, qui bouge, et lui qui sort en s’étirant comme s’il avait bien dormi. J’ai pensé à ça au cimetière, quand il a fallu jeter chacun à son tour une poignée de terre sur le cercueil.
La mer est complètement écrite pour moi. C’est comme des pages, voyez, des pages pleines, vides à force d’être pleines, illisibles à force d’être écrites, d’être pleines d’écriture.
Nous on avait des cahiers de vacances, remplis très vite les jours de pluie pour la conscience tranquille. La mer restait en dehors. Ou alors les années d’examens à réviser. On allait voir la mer justement pour s’en vider du trop plein d’écriture.
Et puis si, peut-être, parfois, on dessinait sur le sable des plans de maisons et des palais, on y vivait, on écrivait nos noms, et des initiales secrètes, dans des cœurs si gros qu’il fallait un avion pour les lire. La marée montante avalait tout ça. Pleine d’écriture la mer ?
En dialogue avec Marguerite Duras, de Michèle Sales lire aussi Avenue de la Mer.
Extrait de La Grande Maison (éditions du Rouergue, 2002).
Dossier Libres, tous ces mots enfermés. Écrire en maison d’arrêt.
Michèle Sales a coordonné le dossier d’hommage à Thierry Metz.