Cécile Wajsbrot | Incidences climatiques en littérature 14

LE PHARE

(4 février 2015)

Le phare — mais à quoi sert d’y aller maintenant ? Le temps a passé, celui de la deuxième partie, laissant derrière lui une hécatombe. Mrs Ramsay est morte, Andrew a été tué à la guerre, Prue est morte, elle aussi. C’est Lily Briscoe qui fait ce récapitulatif macabre, ayant pris la suite — après la disparition de Mrs Ramsay, après celle du Temps en personne — de la narration ou plutôt, du point de vue narratif. Les mots sont des symboles, certains sont lancés comme des thèmes annoncés qui seront développés plus tard. « Perished ». « Alone ». Et Mrs Ramsay. « She was dead ». Morte. Dix ans ont passé. James a 16 ans, Cam, sa sœur, 17 ans. La promenade doit avoir lieu le lendemain, cette fois c’est certain. Mais à quoi sert d’y aller maintenant ?
Car maintenant, le danger guette. Pourtant, la situation d’il y a dix ans — demain, il ne fera pas beau — est inversée. Cette fois, « De temps en temps les voiles ondulaient sous l’effet d’une légère brise, mais l’ondulation passait et cessait. Le bateau était totalement immobile ». Après la menace du mauvais temps, le calme plat. Après la certitude de ne pas y aller, la certitude qu’il faut y aller. Mr Ramsay, à chaque fois, s’oppose. Plus le calme dure, plus le bateau est immobile, plus il devient une figure menaçante. Le clapotis des vagues se fait entendre, « comme s’ils étaient ancrés au port ». Et de nouveau, le temps qui passe et le temps qu’il fait se font écho. « Dans le monde entier tout semblait s’être arrêté. » À l’image du phare, immobile, inamovible — peut-être inaccessible ? Mr Ramsay, lui, est en train de lire. « De temps en temps, alors qu’ils étaient en suspens dans cet horrible calme, il tournait une page. » Toujours cette opposition avec le reste du monde qui le définit. Seul à être en mouvement quand tout est immobile. Une menace en suspens car la lecture prolonge son silence et retarde l’instant que James redoute, celui où son père lui adressera la parole pour lui faire, comme à son habitude, un reproche.
Après les dix ans qui ont passé et leur cortège de morts, le phare n’attire plus personne. Les enfants espèrent de tout cœur que cette expédition forcée ne pourra pas se faire. Qu’il n’y aura pas assez de vent, qu’ils seront obligés de faire demi-tour. « Perished », « alone », les mots reviennent comme un lamento. Il y a bien une tempête mais c’est celle de l’hiver passé, qui est dans les mémoires locales, ou celle du poème que récite Mr Ramsay, un poème de William Cooper, tandis que le bateau ne bouge pas d’un pouce. Et sous le soleil, James ne peut s’empêcher de penser aux paroles de son père, autrefois, il va pleuvoir, nous n’irons pas au phare. L’île sur laquelle le phare est bâti se révèle elle-même décevante. « Elle était donc ainsi, cette île, pensait Cam. Elle était très petite ; un peu la forme d’une feuille qui tiendrait verticalement. » Et si un sentiment d’aventure se fait jour, c’est par désir d’échapper à la situation présente, à la menace que tout le monde pressent, sur le bateau, paralysé dans l’attente du moment où la colère de Mr Ramsay éclatera. Chacun dans ses pensées n’est-il pas pareil à une île ? Le silence règne, en dehors de la voix de Mr Ramsay, et d’une figure à l’autre, solitaire, rien ne passe, rien ne circule.
Mr Ramsay… Alors qu’à Lily Briscoe, sur la terre ferme, il paraissait digne de compassion — « un roi en exil », un héros tragique — mais comparé tout de même à « un lion en qûete d’une proie à dévorer », sur la mer et avec ses enfants, il devient plus redoutable encore. Certes il essaie de séduire Cam, de la faire sourire. James se sent alors abandonné. « Je serai seul pour affronter le tyran. » Cam est touchée, comme Lily, par la solitude de Mr Ramsay et tente de faire le lien entre James et Cam. Mais James demeure figé dans sa haine, dans son désir ancien de meurtre.
Tout à coup le bateau est saisi d’une oscillation, quelque chose a bougé, le vent s’est levé — le temps s’est remis en marche. Et d’un coup, l’enfance s’évanouit. James mène le bateau — et son père, chose incroyable, le félicite.

Le phare approche. Mais cette haute figure qui dominait le monde de l’enfance, et qui l’illuminait, de plus loin en âge, de plus près en distance, perd de sa majesté. Mr Ramsay veut apporter des paquets au phare, le but de l’excursion est prosaïque. Mrs Ramsay aussi prenait soin du gardien et de sa famille, mais elle emmenait les enfants dans une aventure qu’ils souhaitaient, une aventure mystérieuse, mystique. Mr Ramsay aussi, pour être juste, poursuit un autre but. C’est un rituel, mais dont il a décidé seul, « en mémoire des morts », et auquel il n’est pas question, pour James, de s’associer.
En fait, il y a deux phares. Celui du présent et celui du passé. Le phare, autrefois, était telle « une tour argentée aux airs de brume, avec un œil jaune qui s’ouvrait et se fermait soudain, doucement dans le soir ». Ce phare était une présence à la fois mystérieuse et rassurante. Et maintenant ? « Une tour rayée de noir et de blanc ; il voyait des fenêtres dedans. » Et, désacralisation suprême, il y a du linge étendu sur les rochers, à sécher.
« Alors, c’était cela, le phare ? Non, l’autre aussi était le phare. »
C’est dans la cohabitation des deux, la coexistence du passé et du présent, de la sphère maternelle et de la sphère paternelle, c’est dans l’acceptation du phare réel et le souvenir du phare imaginé que James trouve sa vérité. « Une tour puissante sur une roche nue. Cela le satisfaisait. » Finalement, James n’est pas déçu. Il sent dans cette présence, et dans cette différence, comme une confirmation. Les fondations solides de l’enfance — la présence rassurante du phare et de Mrs Ramsay — lui ont donné la force d’accepter le réel.

Rien n’est simple, écrit Virginia Woolf à propos des deux phares — ou faudrait-il plutôt traduire « simple » par « un » ? Rien n’est un, tout est double. La progression de l’excursion au phare est doublée de la progression de Lily Briscoe, dans sa peinture — restée elle aussi en suspens pendant dix ans. Elle les voit, au loin. Oui, c’est bien leur bateau. Et les séquences alternent, le tableau et le bateau, unis dans une harmonie mystérieuse mais profonde. Lorsque le bateau s’est encalminé, Lily connaît le découragement. Jamais la grande révélation ne viendra. Par où commencer ? se demande-t-elle en regardant le blanc de la toile. Puis la position du bateau change et quelque chose de déplaisant se met en place, dans le spectacle de la mer, sans qu’elle sache le définir. Des visions apparaissent, quelque chose a bougé aussi du côté de l’art, mais rien encore qu’elle puisse saisir. Tout lui échappe. Mais le mouvement gagne et au terme d’une assez longue séquence où alternent la vision de Mrs Ramsay dans l’esprit — ou plutôt l’œil intérieur — de Lily Briscoe et l’arrivée au phare, le débarquement des affaires à donner, la conclusion est la même. « Il a accosté, dit-elle tout haut. C’est fini » et quelques lignes plus loin, pour le tableau, « C’était fait. C’était fini ». Les mêmes mots pour une même chose, une même résolution.

L’art, la création, sont constitués d’un mélange d’émotions et de doutes. La pensée suit le mouvement des vagues de la mer — elle s’élève et s’abat. Le blanc de la toile est un vide où on se perd. Comment décréter que tel trait doit prendre place à tel endroit ? Et tel un écho au refrain qui navigue sur le bateau « perished », « alone », sur la terre, dans le jardin de Lily Briscoe qui peine, devant son chevalet, revient le nom, « Mrs Ramsay » — un cri. Le deuil ne peut se faire — trop de douleur, trop d’angoisse, trop de manque. Ce n’est qu’après la reconnaissance d’un parcours douloureux qu’advient le sentiment d’une présence apaisante — une ombre qui possède un pouvoir de consolation. Comme au temps de sa vie, Mrs Ramsay continue de donner, au-delà de la mort. Et c’est seulement une fois passé le temps de la mémoire, une fois venu le temps de la vision, que le tableau peut s’achever. Le simple souvenir ne peut être source de création. La création procède d’une présence véritable — ce que Lily Briscoe appelle la vision.
Ce que Virginia Woolf appelle la vision. Car la description du processus de création de la peinture transcrit évidemment le processus de création du roman. Lorsque Lily Briscoe peut enfin peindre et achever son tableau, la figure de Mrs Ramsay a fini de l’obséder. Obsession, c’est le mot que Virginia Woolf utilise dans Instants de vie pour dire qu’après avoir écrit La Promenade au phare, elle a cessé d’être obsédée par sa mère. Sans doute l’une des raisons pour lesquelles Leonard Woolf qualifiait La Promenade au phare — de « poème psychologique ».

9 janvier 2017
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