Cécile Wajsbrot | Incidences climatiques en littérature 8
De 1946 à 1953, Duras et Mascolo ont l’habitude de passer leurs étés sur la côte ligure avec l’écrivain sicilien Elio Vittorini et sa femme, Ginetta, à Bocca di Magra. Parfois ils sont accompagnés de Robert Antelme, parfois aussi de Sonia Orwell, depuis la mort, en 1950, de George Orwell. D’ailleurs, Les Petits Chevaux de Tarquinia sont dédiés à « Ginetta et Elio ».
Cette période correspond à une série d’étés caniculaires. En 1947, après un printemps de hautes températures, la chaleur étend son emprise sur l’Europe. Le 28 juillet, dans la région parisienne, il fait plus de 40 degrés. Les 2 et 3 août, 40 degrés à Lyon. Dans la semaine du 14 au 20 août, plus de 35 degrés dans toute la France. À Bologne, on enregistre 39 degrés 7. L’été 1950 est également très chaud et une nouvelle vague de forte chaleur frappe l’Europe en 1952. En Italie du nord, toutes les températures se situent entre 35 et 40 degrés. Les actualités cinématographiques parlent de la fonte de la calotte glaciaire. Le Marin de Gibraltar et Les Petits Chevaux de Tarquinia se font l’écho de cette chaleur exceptionnelle.
Le roman se divise en quatre journées, dont chacune constitue un chapitre. Ces quatre journées sont comme le reflet des cinq journées de chaleur, à Florence, dont il est question dans la première partie du Marin de Gibraltar.
C’est dans ce cadre que les personnages se mettent en place. Il y a Sara, Jacques, la bonne, l’enfant, « l’homme qui avait un bateau à moteur », Ludi, « « un jeune homme qui avait sauté sur une mine », Gina, les parents du démineur, le douanier, Diana. Ceux qui ont un prénom sont les membres du groupe de vacanciers. Ceux qui n’en ont pas sont les gens du village qu’ils rencontrent ainsi que la bonne et l’enfant, qui, s’ils font partie du groupe originel, n’ont qu’un rôle secondaire dans la mesure où socialement, ils ne sont pas maîtres de leurs décisions. Ni les uns ni les autres n’ont droit à la déclinaison de l’état civil qui figure dans le roman traditionnel, aucun n’a droit à un nom de famille.
Dès la troisième phrase du roman, les signes physiques de la chaleur sont présents. « La chaleur était là, égale à elle-même. Il fallait toujours quelques secondes chaque matin pour se souvenir qu’on était là pour passer des vacances. » Comme si la chaleur et les vacances étaient antinomiques, écrasante, celle-ci efface toute autre sensation. Dans les premières pages, les signes s’accumulent, le lait qui tourne, les lézards, les frelons… Le paysage se caractérise par l’absence de couleur, la mer « huileuse et grise », « une brume couleur de lait », par une dureté métallique — « Et le soleil ne brillait pas, étouffé qu’il était par l’épaisse brume qui enserrait le ciel dans un carcan de fer » —, un caractère minéral que souligne l’absence de végétation — « ce chemin idiot, sans un seul arbre ». Les douches reviennent périodiquement scander le récit, et les nuits sans sommeil, la fatigue, comme un thème musical posé en début d’un morceau dont les variations constituent l’ossature.
L’inertie que provoque la chaleur converge avec la vacuité des vacances. « Un vent brûlant de vacances », écrit Duras, fusionnant ces deux paramètres en un seul, dans cette expression saisissante. « Comme ils étaient en vacances, elle n’eut rien d’autre à faire qu’à attendre, assise à côté de l’enfant sur les marches de la véranda, l’arrivée de leur ami Ludi. » Ne rien faire, l’expression revient elle aussi périodiquement. « Pendant un instant elle resta là, sans rien faire, assise sur les marches de la véranda. » « Je vais lire. Ou bien ne rien faire », dit Sara qui ne veut pas aller avec Jacques, Ludi et l’enfant à la plage. La lecture superficielle de la critique a jugé qu’il ne se passait rien, dans ce roman, mais c’est loin d’être le cas, simplement, il n’y a pas d’intrigue romanesque.
À la vacuité des vacances correspond le vide des conversations. La chaleur est le sujet primordial. « Tu parles d’une chaleur, dit Jacques. » Si Sara souhaite que l’enfant n’aille pas à la plage, c’est en raison de la chaleur. L’homme qui possède un bateau à moteur se voit demander par Sara, « en bateau, il ne fait plus chaud du tout ? » et cet effacement de la chaleur rend tout à coup la promenade en bateau désirable. Comme un refrain une question, en différentes circonstances, revient, posée par divers personnages à divers interlocuteurs, tu viens te baigner ? Et puis on joue aux boules, et puis cette autre question, qu’est-ce qu’on mange ? Dans le vide des journées creusé par la torpeur de la chaleur, la nourriture prend des proportions obsédantes. Comment dit-on foie de veau en italien ? Où prenez-vous de la viande ? Prépare-t-on quelque chose ou va-t-on manger à l’hôtel ?
Mais au-delà de ce vide, la chaleur dessine une topographie. Si le temps des vacances est par définition un temps de retrait, si le lieu qu’ont choisi les estivants est à l’écart, paradoxalement, la chaleur le relie au reste du monde. « L’été était torride dans toute l’Europe. Mais c’était ici qu’ils le subissaient tous, au pied de cette montagne qui était trop proche, asphyxiante, trouvait Sara. » L’expérience partagée de la chaleur crée un lien, et plus, le petit village à l’écart devient comme la quintessence du continent. C’est vrai pour d’autres raisons également.
Au pied de la montagne… or des habitants de la montagne sont descendus au village, ce sont les parents du démineur qui « pendant deux jours et trois nuits […] avaient rassemblé les débris du corps de leur enfant ». Telle Isis ne connaissant pas le repos avant d’avoir rassemblé les débris du corps d’Osiris dispersés par son assassin, le père et la mère accomplissent ce devoir puis refusent de signer la déclaration de décès de leur enfant. L’accident dans la montagne survient dès les premières pages du roman, débutant une série d’antagonismes, l’insouciance des vacanciers qui ne pensent qu’à la mer, à se baigner, et le surgissement de la mort, du malheur dans ce village que la chaleur relie au reste de l’Europe — cette Europe où la guerre n’a que tout récemment pris fin, où un démineur peut sauter sur une mine. Et comme un pont entre ces deux univers, l’homme au bateau, arrivé le lendemain de l’accident, comme une sorte d’antidote au malheur — puisqu’il dit qu’en bateau, on ne sent pas la chaleur — mais comme si, également, un lien secret unissait les deux côtés du paysage.
La chaleur est d’emblée présentée comme une souffrance, un mal contre lequel on cherche un remède. C’est Sara, toujours, qui tente de lire mais « les livres fondaient dans les mains ». « La chaleur lui lacérait le cœur. Et seule lui résistait, entière, vierge, l’envie de la mer. […] Les autres étaient déjà dans la mer. Ou s’ils n’y étaient pas, ils allaient s’y jeter d’une minute à l’autre. Des gens heureux. »
L’évasion mentale ne fonctionne pas. La chaleur atteint physiquement et la réponse ne peut qu’être physique. L’homme au bateau l’a compris, « cet homme avait un corps fluide, un peu fragile, même, et brun, fait pour la mer ». Lui-même se confond presque avec l’élément aquatique.
Même la mer n’échappe pas au désastre de la chaleur. Son eau ne suffit pas à rafraîchir, ce qu’il faut, c’est l’eau du fleuve qui sépare deux parties du village. Ainsi naît une autre opposition, celle de la mer et du fleuve. « La seule chose belle, dans cet endroit, c’était le fleuve. » L’autre rive, l’autre côté, est plus frais. Le fleuve est innocence face à la mer, « la vieille mer occidentale, la plus fermée, la plus torride, la plus chargée d’histoires qui soit au monde et sur les bords de laquelle la guerre venait encore de passer ».
Contrairement aux représentations habituelles, la mer n’est pas cet horizon ouvert qui permet l’évasion, hors de la vie quotidienne, hors de la chaleur, hors du malheur, elle en est au contraire le paroxysme.
Sous-jacent derrière la canicule de l’été 1952 transparaît celle de l’été 1947, qui forme le cadre explicite du Marin de Gibraltar. De nombreux points de rencontre existent entre les deux romans, écrits et parus à un an de distance. Si Les Petits Chevaux de Tarquinia sont à la troisième personne — écrits du point de vue de Sara —, Le Marin de Gibraltar a un narrateur, dont la femme s’appelle Jacqueline, tandis que le mari de Sara se prénomme Jacques. L’été, dans ce roman, est tout aussi étouffant.
« L’été m’angoissait. Parce que sans doute désespérais-je de jamais trouver à vivre quelque chose qui s’accordât à lui », confie le narrateur.
La guerre est très présente, dès le deuxième paragraphe vient cette phrase, situant l’époque où il se déroule, « c’était la deuxième année de la paix ». Les trains et les cars pour aller à Florence sont pleins et Jacqueline parvient à convaincre un ouvrier de les prendre dans sa camionnette. Le narrateur engage la conversation avec l’ouvrier italien, lui apprend qu’il travaille au ministère des Colonies — comme Duras avant la guerre — et aborde de lui-même la période de la guerre. « Pendant la guerre, j’ai été heureux. » Travaillant dans une compagnie de télégraphistes, il a appris à monter sur les poteaux. C’était une sorte d’aventure. La Résistance ? « J’étais à Vichy, avec le ministère. » Puis il ajoute : « J’ai fait de faux actes d’état civil pour des Juifs qui se cachaient, surtout des actes de décès, forcément. » Mais impossible de prouver ces faits de résistance étrangement présentés — « surtout des actes de décès » — et le narrateur se voit rétrogradé parce qu’il était à Vichy. Après-guerre, il a été un temps communiste mais ne fait plus de politique, maintenant. Toute cette lassitude engendrée par une période où il était difficile de s’y retrouver — du moins est-elle dépeinte ici de cette manière et il n’est pas si courant qu’un roman français des années cinquante aborde cette question — trouve un écho dans la fatigue et l’angoisse engendrées par la chaleur.
C’est le chauffeur qui parle de Rocca comme d’une échappée possible. Viens à Rocca, ne cesse de dire le chauffeur au narrateur qui se plaint de sa vie, de sa femme, de la chaleur. Rocca se situe entre mer et montagne, le fleuve permet de se rafraîchir. La topographie est exactement celle de la ville où le groupe des Petits Chevaux de Tarquinia passe ses vacances, exactement celle de Bocco di Magra, où Duras passe ses étés. D’ailleurs, le chauffeur fait miroiter au narrateur des bains dans la Magra. Ne supportant pas la chaleur de Florence, pendant que sa femme visite les musées, le narrateur l’attend dans une cafétéria. Rocca agit sur lui comme un mirage, « il faut que j’aille à Rocca », dit-il à Jacqueline, qui ne comprend pas. Mais il parvient à l’entraîner et là-bas, prolongeant le rêve, il voit l’Américaine, seule et belle. Jacqueline repartira de Rocca tandis que le narrateur ira avec l’Américaine à la poursuite du marin de Gibraltar.
Ainsi comme dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, la chaleur est omniprésente au début du Marin de Gibraltar. « Ce fut un véritable événement que cette chaleur-là. Il ne se passa rien d’autre. » Elle anéantit tout, s’empare même du vocabulaire — ce que confirment les conversations des Petits Chevaux de Tarquinia. « Le vocabulaire de la ville devint uniforme et se réduisit à l’extrême. Il fut pendant cinq jours le même pour tous. J’ai soif. Ça ne peut plus durer. » Les deux romans jumeaux agissent comme un commentaire l’un de l’autre. « L’amour, j’imagine, était banni de la ville. »
La chaleur efface tout événement, elle efface les sentiments. Rien n’existe en dehors d’elle-même. Dans Le Marin de Gibraltar, elle achève la désintégration du couple, qui était déjà en cours. Dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, la seule échappée à la torpeur qui s’abat sur les vacanciers, la seule possibilité d’amour — car n’est-ce pas la même chose ? — c’est l’homme au bateau, celui qui fait corps avec l’eau.