Cécile Wajsbrot | Incidences climatiques en littérature 9.2
ÉTÉS DE GUERRE, ÉTÉS D’APRÈS-GUERRE II
(17 décembre 2014)
« Je suis allongée près de Ginetta, nous avons grimpé la pente de la plage et nous sommes allées profond dans les roseaux. Nous nous sommes déshabillées. Nous sortons de la fraîcheur du bain, le soleil brûle cette fraicheur sans encore l’atteindre. La peau protège bien. »
Cette évocation ne révèle pas un soudain changement de perspective dans la narration des Petits chevaux de Tarquinia, de la troisième à la première personne, ni une erreur dans le nom du personnage qui serait devenu, de Gina, Ginetta. C’est un extrait du livre de Duras intitulé La Douleur, ce livre dont elle dit n’avoir aucun souvenir de l’avoir écrit avant d’avoir retrouvé ces deux cahiers, dans la maison de Neauphle-le-Château. Paru en 1985, on sait que ce texte décrit l’attente de Duras, à l’hôtel Lutetia, du retour de déportation de Robert Antelme. On se souvient peut-être moins qu’il raconte aussi le retour d’Antelme à la vie, et l’été 1946, passé en Italie. Le cadre, les éléments du paysage sont les mêmes que dans Les petits chevaux de Tarquinia, et pour cause, c’est le même endroit qui est décrit. Les roseaux, les montagnes, l’embouchure de la Magra – le fleuve salvateur et non nommé du roman.
« Les autres sont restés sur la plage. Ils jouent au ballon. Sauf Robert L. Pas encore. »
Il y a Elio (Vittorini) – car les noms, dans La Douleur, sont conservés tels quels, ou plutôt, seuls figurent les prénoms, sauf le L. qui devient l’initiale du nom de Robert Antelme. Pourquoi ce L. ? Est-ce celui qu’on entend dans Antelme ? Celui qu’on retrouvera dans Emily L., qui paraît deux ans après La Douleur ? Comment savoir ? Et puis, cet été-là, il y a la chaleur, aussi, qui est « insupportable » — on se baigne pour tenter d’y échapper.
Pourtant si ces ingrédients sont bien présents dans La Douleur, c’est autre chose qui vient en avant-plan, et quelque chose d’un tout autre ordre.
Robert L., toujours.
« Il est encore seul, il ne dit rien de ce qu’il pense. Il est dissimulé. Il est sombre. »
À part des autres – comme le sera Sara dans le roman, mais pour d’autres raisons. Voyant dans un journal le nom d’Hiroshima, Robert L. réagit.
« Hiroshima est peut-être la première chose extérieure à sa vie qu’il voit, qu’il lit au-dehors. »
Sa sœur, morte en arrivant de Ravensbrück à Copenhague, « il ne parle jamais d’elle, il ne prononce jamais son nom ». « Robert L. ne rit pas », est-il noté un peu plus tard. Comme la vieille mère du démineur dont le corps est étendu chez l’épicier, dans une caisse à savon que celui-ci a donnée, Robert L. se tait, c’est sa résistance, à lui aussi, à tout ce qui s’est passé.
« Il a écrit un livre sur ce qu’il croit avoir vécu en Allemagne : L’Espèce humaine. Une fois ce livre écrit, fait, édité, il n’a plus parlé des camps de concentration allemands. Il ne prononce jamais ces mots. Jamais plus. Jamais non plus le titre du livre. »
Le langage échoue à aborder l’essentiel. Ce que Nathalie Sarraute sauvait seul, dans L’Ère du soupçon, on ne peut pas s’appuyer dessus, pas plus que sur le reste. Du moins le langage de la parole. Il reste celui de l’écrit.
Et puis, une page plus loin,
« Le vent n’arrive pas à passer à travers les roseaux, mais il nous apporte les bruits de la plage. La chaleur est terrible. » Et quelques phrases après : « C’est dans ce silence-là que la guerre est encore présente, qu’elle sourd à travers le sable, le vent. »
Dans La Douleur, la guerre est omniprésente – c’est l’objet même du livre. Mais un lien intime se crée entre la chaleur et la guerre, l’une et l’autre sont terribles, l’une est indissociable de l’autre.
Duras dit alors à Ginetta qu’un jour, elle pourra parler de l’attente de Robert. « Et que j’avais déjà écrit un peu sur ce retour. »
Ce qu’elle avait écrit, c’était dans un cahier beige, à l’automne 1946, les Souvenirs d’Italie, un fragment publié dans les œuvres complètes de Duras, dans l’édition de la Pléiade. Là elle consigne son amour de l’enfant – « ma vie est liée à la sienne », écrit-elle. Mais elle note aussi l’été de Robert Antelme. Seuls les prénoms sont donnés, c’est un journal intime, ou peut-être dès l’abord des notes destinées à constituer un réservoir pour les romans à venir, plus vraisemblablement un texte né de la nécessité de noter ces moments intenses et difficiles, pour s’en défaire ou pour les garder en mémoire. L’étonnant, dans ces pages, c’est qu’Antelme y apparaît inconscient. Dans un état tel, d’abord, à son retour, en proie à la fièvre, qu’il faut s’occuper de lui à chaque instant. Puis dans une inconscience heureuse. « Il était curieux de tout […]. Il ne savait pas qu’il était en train de mourir. Il était heureux. […] Et maintenant, il est là à se marrer sur la plage, dans le soleil. Il est en Italie, parfaitement, il prend des bains de soleil et il joue à la balle, il est communiste, il parle avec Elio et Dionys de la justification marxiste du tourisme en période révolutionnaire. »
Quel tableau bien différent du silence obstiné et infranchissable de La Douleur. Dans le cahier d’Italie, Duras note : « Je le regardais et je pensais : …˜…˜Il est là parce qu’il n’est pas mort au camp de concentration.’’ Je savais qu’il savait que je le pensais chaque jour, depuis un an. »
Ces deux phrases figurent telles quelles dans La Douleur. Mais pas celle-ci, qui suit : « Et qu’en ce moment même je pense : …˜…˜Il est là à se marrer, il ne sait rien du tout, moi je sais.’’ »
Ainsi la conscience a-t-elle infusé de Duras à Antelme. C’est elle qui porte la connaissance et qui se tait, dans les souvenirs italiens. C’est lui qui sait et qui se tait, dans La Douleur. Dans Les petits chevaux de Tarquinia, la guerre a changé de nature. Des déportés et de leur retour, des camps de concentration il n’est pas du tout question. Il ne reste que la guerre militaire ou plutôt son écho, ce jeune homme qui saute sur une mine. Le silence transmis, dans les diverses versions autobiographiques, de Duras à Antelme, passe, dans le roman, à la vieille femme, la mère du démineur. Un silence tout aussi absolu induit par une catastrophe personnelle aussi radicale. Quant à l’autre guerre, celle qui ne fut pas militaire, elle s’est comme dissoute dans la chaleur. Tout ce qui sert à qualifier la chaleur, dans Les petits chevaux de Tarquinia, pourrait se dire des camps, de la découverte, à leur libération, de ces hommes vidés de leur substance humaine dont les photos hantèrent – brièvement – les magazines et la conscience européenne. Et si la menace que chacun sent intuitivement et qui est attribuée à la chaleur, si cet état de torpeur induit par la chaleur, dans le roman, était une métaphore de ce qui saisit alors le monde ? Dans La Douleur, Robert L. ne peut pas encore supporter le soleil. Dans Les petits chevaux de Tarquinia, personne ne le supporte. C’est la même chose, c’est la même cause. Ce qui n’est pas dit, dans le roman, est tout de même présent, et ne demande qu’à être décrypté.
Cette évocation ne révèle pas un soudain changement de perspective dans la narration des Petits chevaux de Tarquinia, de la troisième à la première personne, ni une erreur dans le nom du personnage qui serait devenu, de Gina, Ginetta. C’est un extrait du livre de Duras intitulé La Douleur, ce livre dont elle dit n’avoir aucun souvenir de l’avoir écrit avant d’avoir retrouvé ces deux cahiers, dans la maison de Neauphle-le-Château. Paru en 1985, on sait que ce texte décrit l’attente de Duras, à l’hôtel Lutetia, du retour de déportation de Robert Antelme. On se souvient peut-être moins qu’il raconte aussi le retour d’Antelme à la vie, et l’été 1946, passé en Italie. Le cadre, les éléments du paysage sont les mêmes que dans Les petits chevaux de Tarquinia, et pour cause, c’est le même endroit qui est décrit. Les roseaux, les montagnes, l’embouchure de la Magra – le fleuve salvateur et non nommé du roman.
« Les autres sont restés sur la plage. Ils jouent au ballon. Sauf Robert L. Pas encore. »
Il y a Elio (Vittorini) – car les noms, dans La Douleur, sont conservés tels quels, ou plutôt, seuls figurent les prénoms, sauf le L. qui devient l’initiale du nom de Robert Antelme. Pourquoi ce L. ? Est-ce celui qu’on entend dans Antelme ? Celui qu’on retrouvera dans Emily L., qui paraît deux ans après La Douleur ? Comment savoir ? Et puis, cet été-là, il y a la chaleur, aussi, qui est « insupportable » — on se baigne pour tenter d’y échapper.
Pourtant si ces ingrédients sont bien présents dans La Douleur, c’est autre chose qui vient en avant-plan, et quelque chose d’un tout autre ordre.
Robert L., toujours.
« Il est encore seul, il ne dit rien de ce qu’il pense. Il est dissimulé. Il est sombre. »
À part des autres – comme le sera Sara dans le roman, mais pour d’autres raisons. Voyant dans un journal le nom d’Hiroshima, Robert L. réagit.
« Hiroshima est peut-être la première chose extérieure à sa vie qu’il voit, qu’il lit au-dehors. »
Sa sœur, morte en arrivant de Ravensbrück à Copenhague, « il ne parle jamais d’elle, il ne prononce jamais son nom ». « Robert L. ne rit pas », est-il noté un peu plus tard. Comme la vieille mère du démineur dont le corps est étendu chez l’épicier, dans une caisse à savon que celui-ci a donnée, Robert L. se tait, c’est sa résistance, à lui aussi, à tout ce qui s’est passé.
« Il a écrit un livre sur ce qu’il croit avoir vécu en Allemagne : L’Espèce humaine. Une fois ce livre écrit, fait, édité, il n’a plus parlé des camps de concentration allemands. Il ne prononce jamais ces mots. Jamais plus. Jamais non plus le titre du livre. »
Le langage échoue à aborder l’essentiel. Ce que Nathalie Sarraute sauvait seul, dans L’Ère du soupçon, on ne peut pas s’appuyer dessus, pas plus que sur le reste. Du moins le langage de la parole. Il reste celui de l’écrit.
Et puis, une page plus loin,
« Le vent n’arrive pas à passer à travers les roseaux, mais il nous apporte les bruits de la plage. La chaleur est terrible. » Et quelques phrases après : « C’est dans ce silence-là que la guerre est encore présente, qu’elle sourd à travers le sable, le vent. »
Dans La Douleur, la guerre est omniprésente – c’est l’objet même du livre. Mais un lien intime se crée entre la chaleur et la guerre, l’une et l’autre sont terribles, l’une est indissociable de l’autre.
Duras dit alors à Ginetta qu’un jour, elle pourra parler de l’attente de Robert. « Et que j’avais déjà écrit un peu sur ce retour. »
Ce qu’elle avait écrit, c’était dans un cahier beige, à l’automne 1946, les Souvenirs d’Italie, un fragment publié dans les œuvres complètes de Duras, dans l’édition de la Pléiade. Là elle consigne son amour de l’enfant – « ma vie est liée à la sienne », écrit-elle. Mais elle note aussi l’été de Robert Antelme. Seuls les prénoms sont donnés, c’est un journal intime, ou peut-être dès l’abord des notes destinées à constituer un réservoir pour les romans à venir, plus vraisemblablement un texte né de la nécessité de noter ces moments intenses et difficiles, pour s’en défaire ou pour les garder en mémoire. L’étonnant, dans ces pages, c’est qu’Antelme y apparaît inconscient. Dans un état tel, d’abord, à son retour, en proie à la fièvre, qu’il faut s’occuper de lui à chaque instant. Puis dans une inconscience heureuse. « Il était curieux de tout […]. Il ne savait pas qu’il était en train de mourir. Il était heureux. […] Et maintenant, il est là à se marrer sur la plage, dans le soleil. Il est en Italie, parfaitement, il prend des bains de soleil et il joue à la balle, il est communiste, il parle avec Elio et Dionys de la justification marxiste du tourisme en période révolutionnaire. »
Quel tableau bien différent du silence obstiné et infranchissable de La Douleur. Dans le cahier d’Italie, Duras note : « Je le regardais et je pensais : …˜…˜Il est là parce qu’il n’est pas mort au camp de concentration.’’ Je savais qu’il savait que je le pensais chaque jour, depuis un an. »
Ces deux phrases figurent telles quelles dans La Douleur. Mais pas celle-ci, qui suit : « Et qu’en ce moment même je pense : …˜…˜Il est là à se marrer, il ne sait rien du tout, moi je sais.’’ »
Ainsi la conscience a-t-elle infusé de Duras à Antelme. C’est elle qui porte la connaissance et qui se tait, dans les souvenirs italiens. C’est lui qui sait et qui se tait, dans La Douleur. Dans Les petits chevaux de Tarquinia, la guerre a changé de nature. Des déportés et de leur retour, des camps de concentration il n’est pas du tout question. Il ne reste que la guerre militaire ou plutôt son écho, ce jeune homme qui saute sur une mine. Le silence transmis, dans les diverses versions autobiographiques, de Duras à Antelme, passe, dans le roman, à la vieille femme, la mère du démineur. Un silence tout aussi absolu induit par une catastrophe personnelle aussi radicale. Quant à l’autre guerre, celle qui ne fut pas militaire, elle s’est comme dissoute dans la chaleur. Tout ce qui sert à qualifier la chaleur, dans Les petits chevaux de Tarquinia, pourrait se dire des camps, de la découverte, à leur libération, de ces hommes vidés de leur substance humaine dont les photos hantèrent – brièvement – les magazines et la conscience européenne. Et si la menace que chacun sent intuitivement et qui est attribuée à la chaleur, si cet état de torpeur induit par la chaleur, dans le roman, était une métaphore de ce qui saisit alors le monde ? Dans La Douleur, Robert L. ne peut pas encore supporter le soleil. Dans Les petits chevaux de Tarquinia, personne ne le supporte. C’est la même chose, c’est la même cause. Ce qui n’est pas dit, dans le roman, est tout de même présent, et ne demande qu’à être décrypté.
9 septembre 2016