Cécile Wajsbrot | Survie en milieu hostile 1
ATOMKRAFT, NEIN DANKE !
(11 avril 2014)
(11 avril 2014)
Quand j’ai pensé à ce titre générique, Survie en milieu hostile, j’avais en tête l’expérience, inédite pour moi, de vivre trois mois dans une petite ville de 8000 habitants. Loin de Paris, de Berlin - et de Zurich, même si Lenzburg n’en est distante que de vingt-cinq kilomètres. Entre-temps a eu lieu, au mois de février, la votation cherchant à limiter le droit d’entrée des étrangers. Le oui l’a emporté de justesse mais il l’a emporté, et si on compte trois ans pour mettre en place les nouvelles règlementations et les conditions qui régiront les relations entre la Suisse et l’Union européenne, l’atmosphère, me disais-je avant le départ, sera peut-être en effet hostile. Mais malgré ce résultat, Lenzburg est une ville accueillante où les gens admettent volontiers qu’on ne comprenne pas forcément le suisse alémanique et consentent alors à parler en allemand – certains parlent même français (alors que les Suisses francophones connaissent beaucoup moins souvent l’allemand). Parler allemand, pour un Suisse alémanique, est d’autant plus méritoire que ce dialecte a repris vigueur après la Seconde Guerre mondiale dans une volonté de se distinguer de l’Allemagne et du nazisme. Voilà l’image d’une Suisse havre de paix non touché par la guerre, non touché par l’Histoire qui s’enfuit. Et ce n’est pas fini.
Quoi de plus bucolique qu’un sentier de randonnée longeant une rivière, traverse la forêt, donnant parfois des aperçus sur des collines où domine une église, un château ? Là l’industrie textile vécut ses plus beaux jours, aux XVIIIe et XIXe siècles, parfois jusqu’au milieu du XXe. Aujourd’hui les anciennes usines de tissage, de filage, d’impression de motifs sur ces tissus qu’on appelait indiennes se contentent de témoigner de leur activité passée, étrangement calmes, au bord d’une eau transparente et vive. Tout à coup, dans la forêt, le sentier s’élargit et à flanc de coteau apparaît une cavité comblée par d’épais panneaux de béton dotés d’une lourde porte. Une grille empêche d’y accéder. Les promeneurs du dimanche ne s’y arrêtent guère, ils sont habitués au spectacle, et ce n’est même plus un spectacle. Mais les nouveaux arrivants ne peuvent que faire halte et s’interroger sur cette apparition du siècle dernier – le vingtième –, futuriste comme un film de science-fiction des années 50. Qui se douterait que, malgré une neutralité remontant à plusieurs siècles, la Suisse, à l’issue du deuxième conflit mondial, n’eut de cesse de s’abriter des suites possibles de la folie européenne et de construire en conséquence des lieux où attendre que la paix revienne tandis que l’Est et l’Ouest s’extermineraient à coups d’armes nucléaires ? La construction de ces abris antinucléaires prit son essor dans les années 60 – l’Allemagne de l’Est et l’Armée rouge n’étaient pas si loin – et les années 70. Chaque propriétaire de maison ou d’une institution, d’un hôpital, était forcé de faire construire un abri. Aujourd’hui, le territoire suisse compte environ 300.000 abris privés et 5100 abris publics, l’ensemble couvrant 114% de la population, un record mondial absolu. Des inspections régulières venaient à l’époque s’assurer tous les deux ou trois ans que l’abri était en état de marche, avec une ventilation suffisante, et l’équipement minimum requis. Avec la chute du Mur et surtout le départ des armées d’occupation d’Allemagne, en 1995, la suppression de cette obligation fut demandée. À vrai dire, la surveillance avait diminué et il n’était pas rare, au fil des années, de voir ces lieux abandonnés – comme ce bunker en pleine forêt. Quant aux abris privés, ils se transformaient peu à peu en local de répétition pour groupe de rock, en cave à vins, en sauna – voire en bibliothèque, la température ambiante étant idéale pour la conservation du papier ! En 2006 il fut acquis que la construction des abris ne serait plus obligatoire et la mesure devait entrer en vigueur en janvier 2012. Mais le 11 mars 2011 changea le cours des choses et depuis Fukushima, l’abrogation n’est plus de mise, les conditions sont simplement assouplies. Seuls les grands bâtiments comportant plus de 38 pièces y sont soumis. Comment s’est fait le calcul ? Pourquoi justement 38 pièces et pas 36 ou 37 ou 39 ? Nul ne le sait. Mais voilà, derrière leurs épaisses portes blindées, si un accident touchait l’une des quatre centrales que compte le pays, les Suisses continueraient d’être à l’abri. Pour combien de temps ? La radioactivité dure bien plus que toute vie humaine, même celle des patriarches de la Bible. Si ces portes-là devaient se refermer, elles risqueraient de ne plus jamais se rouvrir…
À la suite de Fukushima, le Conseil fédéral a voté l’arrêt progressif des quatre centrales, quand elles auront atteint cinquante ans d’usage, c’est-à-dire entre 2019 et 2034. Mais les recherches sur le nucléaire ne sont pas interrompues pour autant. Ainsi, abris existants, convertis ou en désuétude, centrales progressivement à l’arrêt mais recherches actives, toutes les options sont ouvertes. Et il peut y avoir toutes les votations possibles pour stopper le flux des étrangers, le danger ne s’arrête pas aux frontières. Survie en milieu hostile, telle semble finalement la devise de la Suisse…
Quoi de plus bucolique qu’un sentier de randonnée longeant une rivière, traverse la forêt, donnant parfois des aperçus sur des collines où domine une église, un château ? Là l’industrie textile vécut ses plus beaux jours, aux XVIIIe et XIXe siècles, parfois jusqu’au milieu du XXe. Aujourd’hui les anciennes usines de tissage, de filage, d’impression de motifs sur ces tissus qu’on appelait indiennes se contentent de témoigner de leur activité passée, étrangement calmes, au bord d’une eau transparente et vive. Tout à coup, dans la forêt, le sentier s’élargit et à flanc de coteau apparaît une cavité comblée par d’épais panneaux de béton dotés d’une lourde porte. Une grille empêche d’y accéder. Les promeneurs du dimanche ne s’y arrêtent guère, ils sont habitués au spectacle, et ce n’est même plus un spectacle. Mais les nouveaux arrivants ne peuvent que faire halte et s’interroger sur cette apparition du siècle dernier – le vingtième –, futuriste comme un film de science-fiction des années 50. Qui se douterait que, malgré une neutralité remontant à plusieurs siècles, la Suisse, à l’issue du deuxième conflit mondial, n’eut de cesse de s’abriter des suites possibles de la folie européenne et de construire en conséquence des lieux où attendre que la paix revienne tandis que l’Est et l’Ouest s’extermineraient à coups d’armes nucléaires ? La construction de ces abris antinucléaires prit son essor dans les années 60 – l’Allemagne de l’Est et l’Armée rouge n’étaient pas si loin – et les années 70. Chaque propriétaire de maison ou d’une institution, d’un hôpital, était forcé de faire construire un abri. Aujourd’hui, le territoire suisse compte environ 300.000 abris privés et 5100 abris publics, l’ensemble couvrant 114% de la population, un record mondial absolu. Des inspections régulières venaient à l’époque s’assurer tous les deux ou trois ans que l’abri était en état de marche, avec une ventilation suffisante, et l’équipement minimum requis. Avec la chute du Mur et surtout le départ des armées d’occupation d’Allemagne, en 1995, la suppression de cette obligation fut demandée. À vrai dire, la surveillance avait diminué et il n’était pas rare, au fil des années, de voir ces lieux abandonnés – comme ce bunker en pleine forêt. Quant aux abris privés, ils se transformaient peu à peu en local de répétition pour groupe de rock, en cave à vins, en sauna – voire en bibliothèque, la température ambiante étant idéale pour la conservation du papier ! En 2006 il fut acquis que la construction des abris ne serait plus obligatoire et la mesure devait entrer en vigueur en janvier 2012. Mais le 11 mars 2011 changea le cours des choses et depuis Fukushima, l’abrogation n’est plus de mise, les conditions sont simplement assouplies. Seuls les grands bâtiments comportant plus de 38 pièces y sont soumis. Comment s’est fait le calcul ? Pourquoi justement 38 pièces et pas 36 ou 37 ou 39 ? Nul ne le sait. Mais voilà, derrière leurs épaisses portes blindées, si un accident touchait l’une des quatre centrales que compte le pays, les Suisses continueraient d’être à l’abri. Pour combien de temps ? La radioactivité dure bien plus que toute vie humaine, même celle des patriarches de la Bible. Si ces portes-là devaient se refermer, elles risqueraient de ne plus jamais se rouvrir…
À la suite de Fukushima, le Conseil fédéral a voté l’arrêt progressif des quatre centrales, quand elles auront atteint cinquante ans d’usage, c’est-à-dire entre 2019 et 2034. Mais les recherches sur le nucléaire ne sont pas interrompues pour autant. Ainsi, abris existants, convertis ou en désuétude, centrales progressivement à l’arrêt mais recherches actives, toutes les options sont ouvertes. Et il peut y avoir toutes les votations possibles pour stopper le flux des étrangers, le danger ne s’arrête pas aux frontières. Survie en milieu hostile, telle semble finalement la devise de la Suisse…
Photo Cécile Wajsbrot ©
14 avril 2014