Cécile Wajsbrot | Survie en milieu hostile 3
FRANCE/JAPON : 2 À 1
(24 avril 2014)
(24 avril 2014)
Luzern ou Lucerne est une ville étonnante. Bien sûr, il y a sa situation, au bord d’un lac, entourée de montagnes aux sommets enneigés. Les hôtels étagent leur façade prestigieuse sur des pentes douces, et si certaines de leurs architectures excentriques rappellent le Grand Budapest Hotel, d’autres, plus sobres mais tout aussi luxueux, ont un pedigree littéraire – tel le Schweizerhof, où Mark Twain séjourna pendant le voyage en Europe qu’il relate dans son livre, A Tramp Abroad, qui date de 1880 et qui fut traduit en français sous le titre bizarre d’Ascensions en télescope. À l’époque, déjà, la ville était la proie d’une intense circulation de véhicules de toutes sortes - sur son rivage et sur l’eau - et si les véhicules ont changé, le bruit des moteurs pollue les abords du lac, sur la rive de la vieille ville, et les rues sont animées d’un va-et-vient perpétuel auquel les touristes contribuent consciencieusement. Des Anglais, dit Mark Twain, des Allemands, et des Américains. Serait-il étonné de voir aujourd’hui des groupes de Japonais arpenter les rues commerçantes en rangs serrés ou déguster une glace ? Après Fukushima, la Suisse s’inquiétait d’une baisse de fréquentation des touristes japonais mais à en juger par leur nombre, ce samedi, à Lucerne, s’il y a eu des incidences, elles sont désormais bien oubliées. Et les Chinois prennent déjà la relève, attirés, entre autres, par la tradition de l’horlogerie. La Schwanenplatz – place des cygnes – concurrence directement la place Vendôme pour la vente de montres.
Les Japonais se retrouvent aussi devant le Lion de Lucerne, gigantesque animal de dix mètres de longueur sculpté dans la paroi rocheuse, représenté agonisant et figurant les huit cents gardes suisses tués en défendant Louis XVI dans la prise des Tuileries le 10 août 1792. Dès 1793, un sous-lieutenant des gardes suisses, Carl Pfyffer, a l’idée d’ériger un monument en mémoire de ses camarades morts au combat, lui-même ayant échappé au massacre parce qu’il était en congé dans son pays pendant les événements. Le temps de trouver un terrain, de lancer un concours national dont le résultat ne le convainc pas, et de passer finalement commande au sculpteur danois Thorwaldsen. Le 10 août 1821, le monument est inauguré en présence de la fleur de l’aristocratie européenne, la cérémonie étant perturbée par les libéraux et les progressistes qui considèrent, non sans quelque raison, ce monument comme une glorification de la réaction. Qu’en pensent les touristes qui se pressent aujourd’hui pour photographier la bête à l’agonie éternelle qui gît au bord de l’étang ? « Nous sommes souvent venus au secours des Français, dit un père de famille à ses enfants, ils pourraient au moins nous remercier. » Confusion des temps ? À quelques dizaines de mètres du lion se trouve un complexe cinématographique qui dissimule en son milieu une rotonde érigée à la fin du XIXe siècle pour abriter le panorama Bourbaki. Car Bourbaki n’est pas seulement le nom d’un groupe de mathématiciens qui fonda, au XXe siècle, la théorie des ensembles, c’est aussi celui d’un général du second Empire qui commanda l’armée du Nord en 1870, dans la guerre contre la Prusse, puis celle de l’Est censée porter secours à Belfort et formée en hâte. Acculés à la frontière suisse par les troupes prussiennes, les 87.000 hommes de l’armée en déroute n’ont d’autre ressource, en février 1871, que de passer la frontière et de déposer les armes. Internés dans divers cantons suisses, les soldats sont soignés selon la récente Convention de Genève – signée en 1864 et à laquelle les États allemands, la France, la Suisse, mais aussi l’Espagne, le Portugal, la Belgique, les Pays-Bas et le Danemark ont adhéré. Ils reviennent en France en mars 1871 – non sans que la Suisse ait présenté sa note à la future IIIe République pour les soins prodigués.
Le peintre genevois Édouard Castres a pris part à la guerre, comme volontaire de la Croix-Rouge, et il a assisté aux événements. Impressionné par la retraite de l’armée française, il peint le froid, la neige et les blessures des soldats pris dans la montagne, et reçoit la commande d’un panorama circulaire d’une dimension de quarante mètres. Depuis 1889 ce panorama est exposé à Lucerne. Le résultat est phénoménal. Le visiteur est encerclé par la peinture, un paysage blanc d’hiver, des hommes debout, d’autres blessés, couchés dans la neige, des chevaux, et des armes entassés. À l’horizon quelques monts nus s’élèvent. On est transporté dans la scène. Du côté de la France, le ciel est lourd et gris, du côté de la Suisse, il s’éclaircit et laisse même voir un peu de bleu – la perspective de la paix.
Et il faut venir jusque là pour avoir vent de cet épisode de la guerre franco-prussienne car en France, c’est bien connu, on n’aime raconter que les histoires glorieuses.
Les Japonais se retrouvent aussi devant le Lion de Lucerne, gigantesque animal de dix mètres de longueur sculpté dans la paroi rocheuse, représenté agonisant et figurant les huit cents gardes suisses tués en défendant Louis XVI dans la prise des Tuileries le 10 août 1792. Dès 1793, un sous-lieutenant des gardes suisses, Carl Pfyffer, a l’idée d’ériger un monument en mémoire de ses camarades morts au combat, lui-même ayant échappé au massacre parce qu’il était en congé dans son pays pendant les événements. Le temps de trouver un terrain, de lancer un concours national dont le résultat ne le convainc pas, et de passer finalement commande au sculpteur danois Thorwaldsen. Le 10 août 1821, le monument est inauguré en présence de la fleur de l’aristocratie européenne, la cérémonie étant perturbée par les libéraux et les progressistes qui considèrent, non sans quelque raison, ce monument comme une glorification de la réaction. Qu’en pensent les touristes qui se pressent aujourd’hui pour photographier la bête à l’agonie éternelle qui gît au bord de l’étang ? « Nous sommes souvent venus au secours des Français, dit un père de famille à ses enfants, ils pourraient au moins nous remercier. » Confusion des temps ? À quelques dizaines de mètres du lion se trouve un complexe cinématographique qui dissimule en son milieu une rotonde érigée à la fin du XIXe siècle pour abriter le panorama Bourbaki. Car Bourbaki n’est pas seulement le nom d’un groupe de mathématiciens qui fonda, au XXe siècle, la théorie des ensembles, c’est aussi celui d’un général du second Empire qui commanda l’armée du Nord en 1870, dans la guerre contre la Prusse, puis celle de l’Est censée porter secours à Belfort et formée en hâte. Acculés à la frontière suisse par les troupes prussiennes, les 87.000 hommes de l’armée en déroute n’ont d’autre ressource, en février 1871, que de passer la frontière et de déposer les armes. Internés dans divers cantons suisses, les soldats sont soignés selon la récente Convention de Genève – signée en 1864 et à laquelle les États allemands, la France, la Suisse, mais aussi l’Espagne, le Portugal, la Belgique, les Pays-Bas et le Danemark ont adhéré. Ils reviennent en France en mars 1871 – non sans que la Suisse ait présenté sa note à la future IIIe République pour les soins prodigués.
Le peintre genevois Édouard Castres a pris part à la guerre, comme volontaire de la Croix-Rouge, et il a assisté aux événements. Impressionné par la retraite de l’armée française, il peint le froid, la neige et les blessures des soldats pris dans la montagne, et reçoit la commande d’un panorama circulaire d’une dimension de quarante mètres. Depuis 1889 ce panorama est exposé à Lucerne. Le résultat est phénoménal. Le visiteur est encerclé par la peinture, un paysage blanc d’hiver, des hommes debout, d’autres blessés, couchés dans la neige, des chevaux, et des armes entassés. À l’horizon quelques monts nus s’élèvent. On est transporté dans la scène. Du côté de la France, le ciel est lourd et gris, du côté de la Suisse, il s’éclaircit et laisse même voir un peu de bleu – la perspective de la paix.
Et il faut venir jusque là pour avoir vent de cet épisode de la guerre franco-prussienne car en France, c’est bien connu, on n’aime raconter que les histoires glorieuses.
26 avril 2014