Cécile Wajsbrot | Survie en milieu hostile 8

 

HISTOIRES DE FAMILLE

Le nom est à peine visible, enfoui sous la végétation, ombragé de fleurs - une simple pierre gravée au milieu d’autres pierres. C’est un spectacle étrange. Une stèle verticale dressée, Thomas et Katia Mann, et puis, à leurs pieds, comme déposées au sol, des plaques. Elisabeth Borgese Mann, Michael Mann, Erika Mann, Monika Mann. Ils sont autour de lui, les enfants de Thomas Mann, dans ce petit cimetière de presque campagne, à Kilchberg, une banlieue aisée de Zurich, où certains vécurent, où d’autres ne rejoignirent les lieux que pour l’ultime demeure. La famille Mann, à l’ombre du grand homme. Ils sont tous là, réunis dans la mort. Tous ? Réunis ? Non, pas tout à fait. Il y a Golo Mann, l’historien, qui vécut avec son père dans la villa dominant le lac, mais sur la plaque que Thomas Mann avait lui-même vissée à l’entrée, il n’avait fait inscrire qu’un nom, ou plutôt un seul prénom, le sien. Dans la mort, aurait dit Golo Mann, je ne veux pas être dominé par mon père comme je le fus dans la vie. Aussi se trouve-t-il dans le même cimetière mais à distance, éloigné des autres. Et puis Klaus Mann, éternellement à l’écart. Le presque jumeau d’Erika, avec qui il voyagea, avec qui il fonda le cabaret satirique du Pfeffermühle, le Moulin à poivre, avec qui il persuada Thomas Mann de ne pas revenir de sa tournée européenne, au printemps 1933, de ne pas rentrer en Allemagne. Il y aurait beaucoup à dire sur Klaus Mann, ses romans foudroyants, sa lucidité politique aiguë, et sur le mal de vivre, les diverses addictions, l’affirmation d’une homosexualité que son père, quant à lui, s’interdit presque de vivre. Klaus repose au cimetière de Cannes, la ville où il s’est suicidé dans une chambre d’hôtel, le 21 mai 1949. « Il n’aurait pas du faire ça », commente son père, dans son Journal. À l’enterrement, Michael Mann était le seul membre présent de la famille, le musicien, qui joua une pièce d’alto en mémoire de son frère. Michael Mann, qui aida son père à travailler sur la théorie musicale du Docteur Faustus. Qui lui aussi se suicida, dans la nuit du 1er janvier 1977. Il préparait une édition du Journal de Thomas Mann, Journal dans lequel il découvrit qu’un avortement avait été envisagé pour raisons médicales, qu’il n’aurait pas dû naître.
Le cimetière provincial de Kilchberg, avec sa vue paisible sur le lac, porte les traces du combat désespéré des fils contre le père. Une tragédie antique transplantée dans les tourbillons de l’histoire du XXe siècle.
L’aînée des enfants, Erika Mann, tenta de couvrir l’impossible pont, publiant un livre d’hommage à son frère, un an après sa mort, comportant un dernier essai de Klaus, une trentaine de témoignages, et une préface du père.
Erika, qui fut la seule femme à couvrir le procès de Nuremberg comme elle couvrit la guerre d’Espagne. Assumant, elle aussi, l’amour homosexuel mais ayant épousé le poète Auden pour obtenir la nationalité britannique, Erika, auteur, en 1938, d’un livre impitoyable sur l’endoctrinement des enfants dans les écoles nazies, paru en français sous le titre Dix millions d’enfants nazis… C’est elle qui retourne à Munich en 1933 sauver le manuscrit de travail du roman de Thomas Mann, Joseph et ses frères.
À partir de 1947, elle devient la secrétaire de son père. Et après la mort de celui-ci, en 1955, elle se voue pareillement à l’œuvre de Thomas Mann et à celle de Klaus Mann - avec, parfois, un interventionnisme qui sera critiqué. Au cimetière de Kilchberg, sa présence auprès du père semblerait dire qu’elle a choisi son camp. Mais la paix des cimetières est une nouvelle fois trompeuse. Le 16 juin 1949, Erika écrivait à Pamela Wedekind : « Il est enterré à Cannes - j’en reviens tout juste. À l’enterrement - de Stockholm - je n’ai pas pu aller - à cause de mes parents, ou plutôt de notre mère, j’y suis allée maintenant seulement […]. Comment vais-je vivre, je ne sais pas encore, je sais seulement qu’il le faut ; et ne puis encore penser, sans lui. »

10 juin 2014
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