Cécile Wajsbrot | Survie en milieu hostile 4

VIES DE POÈTES
(2 mai 2014)

 

Résidence – quel mot bizarre, quelle drôle de chose. S’installer quelque temps dans un lieu inconnu, mettre sa vie entre parenthèses – ou n’est-ce pas une parenthèse ? - et quand on commence à comprendre un peu l’endroit, la ville, le pays où on est, partir.
Il y a quelque temps j’ai lu cette définition neuve que propose Virilio du nomade et du sédentaire, éclairante à l’époque où, bizarrement, les bobos revendiquent leur « nomadisme » tandis que règne l’obsession de déloger les Roms de leurs campements.
Le sédentaire, dit Virilio, est celui qui se sent chez lui partout et le nomade, celui qui ne se sent nulle part chez lui.
La limite paraît claire, évidente, entre se sentir partout chez soi et se sentir chez soi nulle part, et peut-être, et sans doute, la plupart sauront-ils d’emblée dans quelle catégorie se situer. Mais il se peut que quelques-uns se posent la question. Partout, nulle part ? Et qu’est-ce que se sentir chez soi ? Peut-être que le fait même de se poser la question est une indication, une forme de réponse. Car se sentir chez soi devrait être, avant tout, un sentiment, quelque chose d’inexprimable, une adéquation profonde et totale entre soi et le lieu où on est, quelque chose qui ne s’explique pas mais qui se vit, et va bien au-delà de la familiarité d’un environnement, du salut des commerçants et des voisins, au-delà de ces visages connus mais anonymes qu’on croise le matin sur son trajet quotidien pour aller travailler. Chez soi – le confort rassurant du connu, de l’habitude, les lieux d’enfance qu’on a quittés, peut-être, mais vers lesquels on revient toujours, dans la réalité ou dans la pensée, le port d’attache. Une ancre intérieure qu’on peut jeter n’importe où.
Mais certains, pour une raison ou pour une autre, ne possèdent pas cette ancre. Ce sont des transfuges, d’une classe sociale à l’autre, ou d’un pays à l’autre, d’une langue, d’une culture à l’autre, ce sont des passagers clandestins, toujours un peu ailleurs, toujours un peu en dehors.
Dans les textes de Robert Walser réunis sous le titre Poetenleben, Vies de poètes (on le traduit d’ordinaire au singulier mais il n’y a aucune raison grammaticale de choisir l’un plutôt que l’autre, et le pluriel donne mieux l’idée des éclats d’histoires que rien n’autorise particulièrement à rassembler sous une même vie malgré la ressemblance des destins), souvent, cette situation revient. Un narrateur écrivain est arrivé quelque part et s’y sent bien, dans une chambre sous les toits, avec vue sur les montagnes, ou dans une petite ville. Peu importe le lieu mais il est bien et il fait halte et mène une vie tranquille. Au bout de quelque temps, pourtant, il s’aperçoit que quelque chose ne va pas. Dans cette vie tranquille, trop tranquille, il n’écrit pas. Et malgré l’amitié ou l’amour, malgré la chaleur d’un accueil, malgré des conditions matérielles favorables, il doit partir. Les écrivains ne sont pas des sédentaires, dit-il – sans le dire de cette façon. Ils marchent, ils suivent le cours des rivières, ils arrivent un soir dans une ville inconnue. C’est une lecture réconfortante, que l’on soit écrivain ou pas. Qui donne le sentiment que, en dehors des fermetures de tous ordres qui ont cours aujourd’hui, du mot sécurité écrit en lettres capitales, en dehors du renfermement et de l’instinct de propriété, il existe une autre forme de vie d’où l’aventure, d’où l’horizon n’est pas exclu.

5 mai 2014
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