« lignes mélodiques ou bribes de conversation » (Cécile Wajsbrot)
Un extrait de Conversations avec le maître (Denoël, 2007), alors en cours de travail, a paru sur remue.net, il avait été lu par Cécile Wajsbrot lors de la première Nuit remue (2006), on peut l’écouter ici.
De Cécile Wajsbrot, lire Berliner Ensemble, chronique berlinoise commencée en mars 2007.
Dossier Cécile Wajsbrot de remue.
Nous nous retrouvions tous les jours chez lui, en fin d’après-midi, à la même heure, je sonnais à sa porte, il ouvrait et à son visage, je voyais s’il avait bien travaillé. Il ne disait rien, ni bonjour ni autre chose, nous n’avions pas l’habitude de nous serrer la main, encore moins de nous embrasser, j’entrais, attirée par la vue, la lumière, et il disait souvent que c’était cette lumière qui lui permettait de travailler, qui l’inspirait, nous allions nous asseoir chacun dans un fauteuil, je regardais Paris s’étendre, le ciel, je regardais l’alignement parfait de ses livres dans la bibliothèque et je me taisais, attendant qu’il commence à parler.
La voix qui prend ainsi la parole au début du roman rapporte les circonstances de conversations qui se sont déroulées pendant deux ans. Elle ne soliloque pas, elle ne se souvient pas à sa propre intention, elle s’adresse à quelqu’un, répond à une demande : rassembler ses souvenirs autour de celui qu’elle désigne intérieurement comme « le maître ».
Le « maître » était compositeur de musique, il s’est suicidé, jeté par la fenêtre de chez lui sans laisser aucun mot, aucune lettre, aucune explication.
On ne sait rien, m’avez-vous dit au téléphone et depuis, je n’ai plus de nouvelles ni de lui ni de vous, vous attendez ce texte que je dois vous remettre, les éclats de sa vie que j’ai perçus mais je me tiens au seuil avec la même hésitation que lorsque devant sa baie vitrée, au dernier étage, je regardais Paris, l’image d’une ville paisible – une façade, bien sûr…Vous attendez et au lieu d’écrire, de m’en débarrasser, je marche dans la rue au début de la nuit…
C’est après sa mort qu’on découvrira que le musicien n’avait plus composé depuis une quinzaine d’années, sinon « une dizaine de notes se répétant éternellement » retrouvées sur une partition.
Durant ces conversations il parle de la musique qu’il a composée, des concerts, de l’interprétation, de la difficulté à faire entendre puis accepter son travail ; de Chostakovitch et de sa Dixième Symphonie écrite en mémoire des victimes du stalinisme ; des maîtres Chopin et Beethoven ; du mouvement d’un quintette volé par un élève ; d’un requiem qu’il écrit.
Le requiem, disait le maître, est la seule forme à explorer, la seule qui tienne par-delà les siècles parce que nous vivons imprégnés des catastrophes universelles. Il y a toujours eu des guerres et des épidémies, mais nos malheurs ont atteint une dimension métaphysique qui oblige à les penser en dehors de l’histoire, à leur donner une autre portée. Et la musique est particulièrement adaptée pour exprimer le symbolique parce que, comme vous le dites, elle ne parle de rien.
Ces deux vers sont extraits de « Première île », deuxième mouvement du Prometeo de Luigi Nono (1924-1990), créé à Venise en 1984, œuvre que le compositeur qualifiait de « tragédie de l’écoute ». Les textes du livret ont été réunis par Massimo Cacciari à partir du Prométhée aux liens d’Eschyle et de citations de Hésiode, Hölderlin, Walter Benjamin.
Certains lecteurs de Conversations avec le maître de Cécile Wajsbrot auront peut-être écouté cette œuvre donnée à Paris en septembre 2000. Elle est écrite pour deux sopranos, deux contraltos, un ténor, deux récitants, un chœur de solistes, quatre groupes instrumentaux et un dispositif live electronics. L’auditeur est installé au centre de la salle et les interprètes, instruments, chœur, solistes se répartissent spatialement autour de lui. La topologie des sources sonores, tout à fait particulière, exige d’ailleurs deux chefs d’orchestre.
C’est ce dispositif acoustique complexe auquel on pense en lisant Conversations avec le maître.
Le récit des conversations est le grand tissu sonore qui englobe la narration et le lecteur du début à la fin du roman. Dans ce tissu prennent place deux ensembles narratifs qui y résonnent. Ils l’interrompent ou le prolongent, le questionnent, doutent, le relancent. Ce sont d’une part le tsunami qui a atteint et ravagé les côtes de l’océan Indien en décembre 2004 – la narratrice passe ses nuits sur le Net à lire les noms, regarder les visages de ceux qui ont disparu et dont s’inquiètent leurs proches ; d’autre part la recherche d’un appartement, un lieu où vivre, par une jeune femme étrangère exilée à Paris – la narratrice travaille dans une agence immobilière.
Ces ensembles narratifs s’assemblent différemment au cours du récit : les rapports de la musique avec un sens possible qui écarte les significations du langage, le tsunami et la forme musicale du requiem ; la quête d’un lieu où vivre, où échapper à la mort ; les disparus du tsunami et la disparition du maître. Ils dérivent, se déplacent, reprenant, comme une fugue, un canon, les thèmes de la musique et la catastrophe : comment une œuvre musicale « accompagne »-t-elle un malheur, un désastre dans la mesure où elle ne le raconte pas, où elle ne l’illustre pas, comment s’adresse-t-elle à nous et touche-t-elle notre sensibilité, quelle est la nature de ce travail qui crée des phrases, des masses sonores, un langage qu’on peut attribuer à tel ou tel compositeur, et comment celui qui écoute le perçoit-il et s’en trouve-t-il bouleversé, parfois apaisé, consolé. Et aussi : qu’entend-on d’une conversation, d’un texte littéraire qui est porté par les mots mais ne s’y résume pas, qui conduit vers le souffle de l’autre, ce qu’on partage véritablement.
Ce roman, comme le Prometeo de Luigi Nono, demande une écoute attentive qui s’attache aux « lignes mélodiques » de ces conversations avec le maître, avec la jeune femme, avec leurs voix comme avec les noms et les visages des disparus de toutes les catastrophes de tous les temps, qu’elles soient collectives ou individuelles.
En écrivant Conversations avec le maître, Cécile Wajsbrot nous fait entrer dans son univers littéraire comme jamais auparavant. Nous ne lisons pas sa partition, nous l’entendons.
L’homme parle parce qu’il est celui qui écoute. Puisqu’il a accueilli en lui d’autres voix, à présent il peut se « révéler » en parlant. La dimension de l’écoute précède celle du dire. Et l’écoute s’accompagne du silence. En écoutant, nous recueillons-en-silence, ou pour ainsi dire, dans une tension ininterrompue avec cette origine. (Massimo Cacciari, « L’étroite bande de terre ».)
Dans la postface, Cécile Wajsbrot explique que ce roman fait partie d’un ensemble intitulé Haute Mer conçu autour du thème : l’œuvre d’art et sa réception : « Dans cette série de romans, écrit-elle, je voudrais explorer la question de la création, prenant en compte, certes, le point de vue du créateur, mais aussi le point de vue des autres, ceux que nous sommes tous – auditeurs de musique, visiteurs de galeries ou d’expositions, et lecteurs. »