Cécile Wajsbrot | Survie en milieu hostile 5
« ÇA DÉPEND DES BRANCHES »
(9 mai 2014)
(9 mai 2014)
Je me demande ce que pensent certains des lecteurs des journaux, aujourd’hui, au RathausCafé, le café où je vais chaque matin, en lisant les articles qui rendent compte de l’avancée des négociations entre la Suisse et l’Union européenne, et qui sont tous d’accord sur un point, la porte qui s’était refermée à la suite de la votation du 9 février s’est enfin entrouverte mais le léger espoir de déboucher sur une reprise de la coopération dans le domaine de la recherche et des échanges étudiants dans le cadre d’Erasmus, cette petite avancée est tout de même un grand recul par rapport à la situation antérieure, celle d’avant la votation.
Personne ne peut ignorer que ce 9 février, il y a eu une consultation à l’initiative de l’Union démocratique du Centre (SVP en allemand), qui n’est pas vraiment au centre, sur l’arrêt de l’immigration de masse. À la surprise générale, la mesure est passée, et donc l’arrêt de la libre circulation des personnes, qui était un acquis entre la Suisse et l’Union européenne, et le retour de contingents, comme on dit ici, c’est-à-dire de quotas. Dans l’ensemble de la Suisse, elle est passée de justesse, 50,3% des voix – on n’ose penser au résultat qu’obtiendrait une telle consultation en France. Mais ici, dans le canton d’Aargau, 55,2% ont voté pour l’initiative que l’UDC était pourtant le seul parti à défendre. Certes, ce n’est pas le maximum, la palme revient au Tessin – 68,2% - l’unique canton entièrement italien, mais tout de même, cela veut dire que dans ce café, plus d’un client sur deux aurait voté contre l’immigration de masse et pour les restrictions d’entrée. Ont-ils compris que leurs enfants, dès cette année, se verraient refuser l’accès aux universités européennes ? Je les regarde. Des gens comme il y en a dans tous les cafés d’Europe. Des hommes et des femmes, seuls à une table, des couples, des amis, des familles. Une famille qui pourrait être d’origine turque, comme la jeune femme qui sert, ce matin, et qui parle un schwiitzerdütsch parfait. De même que celui qui semble être le propriétaire, qui pourrait venir d’Inde ou du Pakistan. Tout le monde a l’air calme, poli, civilisé. Et pourtant, un sur deux pense qu’il y a trop d’étrangers en Suisse et qu’il faut filtrer les entrées. Lequel est-ce ? Cet homme seul avec son chien husky ? Ou peut-être cette femme, près de la fenêtre, qui lit un magazine ? Et à la table, en face, l’un de ces deux habitués qui, chaque matin, parcourent le quotidien à sensation - l’un d’eux, forcément, a voté pour la restriction de l’immigration de masse. Le plus âgé ? Le plus jeune ? Cette dame à cheveux blancs qui me sourit en passant ? Et l’une de ces deux jeunes filles blondes, est-ce possible ? Des étrangers, combien y en a-t-il à Lenzburg ? La seule langue que j’entends, dans les rues, en dehors du schwiitzerdütsch, c’est l’italien.
Une nuit d’insomnie, écoutant la radio, je suis tombée sur la rediffusion d’une émission des années soixante-dix - ou plutôt des années septante. À l’époque il y avait 500.000 travailleurs étrangers, en Suisse, des travailleurs saisonniers qui n’avaient pas le droit de rester plus de neuf mois par an ni de faire venir leur famille. À l’époque, c’étaient les Italiens qui étaient surtout visés. En octobre 1974, il y a eu une votation, aussi. « Contre l’emprise étrangère et le surpeuplement de la Suisse. » Ainsi s’appelait la restriction de l’immigration de masse, en ce temps-là. Les gens interviewés disaient souvent que, oui, il y avait trop d’étrangers. Mais renvoyer 500.000 travailleurs d’un coup, vous vous rendez compte des conséquences sur l’économie ? leur demandait-on. Là, ils étaient un peu embarrassés. Non, bien sûr, pas d’un coup, il faudrait les renvoyer progressivement – faut-il préciser qu’il n’y avait pas de chômage, à l’époque, pas plus d’ailleurs qu’aujourd’hui où en mars 2014, à titre d’indication, le taux était de 3,3%. Une femme interviewée se plaignait. Ils font monter le coût du travail, ils demandent trop d’argent, et quand ils viennent ici, on leur cherche un appartement, ils ont tous les droits. Moi, quand j’ai dû partir de Lausanne pour aller à Zurich, personne n’a cherché d’appartement pour moi. Je me suis débrouillée seule. Un peu plus tard, elle dit, dans l’éventualité d’un départ des travailleurs étrangers, ils ont l’habitude d’accepter n’importe quelles conditions de travail, après, on sera moins bien payés. Le journaliste la met face à ses contradictions. Mais vous venez de dire qu’ils étaient trop payés. Et elle a cette réponse extraordinaire. Oui, mais ça dépend des branches… Ça dépend des branches… Cette phrase sera à jamais, pour moi, l’emblème de la mauvaise foi.
Heureuse époque, pourtant… Car en 1974, l’initiative était refusée à 65,8%.
Personne ne peut ignorer que ce 9 février, il y a eu une consultation à l’initiative de l’Union démocratique du Centre (SVP en allemand), qui n’est pas vraiment au centre, sur l’arrêt de l’immigration de masse. À la surprise générale, la mesure est passée, et donc l’arrêt de la libre circulation des personnes, qui était un acquis entre la Suisse et l’Union européenne, et le retour de contingents, comme on dit ici, c’est-à-dire de quotas. Dans l’ensemble de la Suisse, elle est passée de justesse, 50,3% des voix – on n’ose penser au résultat qu’obtiendrait une telle consultation en France. Mais ici, dans le canton d’Aargau, 55,2% ont voté pour l’initiative que l’UDC était pourtant le seul parti à défendre. Certes, ce n’est pas le maximum, la palme revient au Tessin – 68,2% - l’unique canton entièrement italien, mais tout de même, cela veut dire que dans ce café, plus d’un client sur deux aurait voté contre l’immigration de masse et pour les restrictions d’entrée. Ont-ils compris que leurs enfants, dès cette année, se verraient refuser l’accès aux universités européennes ? Je les regarde. Des gens comme il y en a dans tous les cafés d’Europe. Des hommes et des femmes, seuls à une table, des couples, des amis, des familles. Une famille qui pourrait être d’origine turque, comme la jeune femme qui sert, ce matin, et qui parle un schwiitzerdütsch parfait. De même que celui qui semble être le propriétaire, qui pourrait venir d’Inde ou du Pakistan. Tout le monde a l’air calme, poli, civilisé. Et pourtant, un sur deux pense qu’il y a trop d’étrangers en Suisse et qu’il faut filtrer les entrées. Lequel est-ce ? Cet homme seul avec son chien husky ? Ou peut-être cette femme, près de la fenêtre, qui lit un magazine ? Et à la table, en face, l’un de ces deux habitués qui, chaque matin, parcourent le quotidien à sensation - l’un d’eux, forcément, a voté pour la restriction de l’immigration de masse. Le plus âgé ? Le plus jeune ? Cette dame à cheveux blancs qui me sourit en passant ? Et l’une de ces deux jeunes filles blondes, est-ce possible ? Des étrangers, combien y en a-t-il à Lenzburg ? La seule langue que j’entends, dans les rues, en dehors du schwiitzerdütsch, c’est l’italien.
Une nuit d’insomnie, écoutant la radio, je suis tombée sur la rediffusion d’une émission des années soixante-dix - ou plutôt des années septante. À l’époque il y avait 500.000 travailleurs étrangers, en Suisse, des travailleurs saisonniers qui n’avaient pas le droit de rester plus de neuf mois par an ni de faire venir leur famille. À l’époque, c’étaient les Italiens qui étaient surtout visés. En octobre 1974, il y a eu une votation, aussi. « Contre l’emprise étrangère et le surpeuplement de la Suisse. » Ainsi s’appelait la restriction de l’immigration de masse, en ce temps-là. Les gens interviewés disaient souvent que, oui, il y avait trop d’étrangers. Mais renvoyer 500.000 travailleurs d’un coup, vous vous rendez compte des conséquences sur l’économie ? leur demandait-on. Là, ils étaient un peu embarrassés. Non, bien sûr, pas d’un coup, il faudrait les renvoyer progressivement – faut-il préciser qu’il n’y avait pas de chômage, à l’époque, pas plus d’ailleurs qu’aujourd’hui où en mars 2014, à titre d’indication, le taux était de 3,3%. Une femme interviewée se plaignait. Ils font monter le coût du travail, ils demandent trop d’argent, et quand ils viennent ici, on leur cherche un appartement, ils ont tous les droits. Moi, quand j’ai dû partir de Lausanne pour aller à Zurich, personne n’a cherché d’appartement pour moi. Je me suis débrouillée seule. Un peu plus tard, elle dit, dans l’éventualité d’un départ des travailleurs étrangers, ils ont l’habitude d’accepter n’importe quelles conditions de travail, après, on sera moins bien payés. Le journaliste la met face à ses contradictions. Mais vous venez de dire qu’ils étaient trop payés. Et elle a cette réponse extraordinaire. Oui, mais ça dépend des branches… Ça dépend des branches… Cette phrase sera à jamais, pour moi, l’emblème de la mauvaise foi.
Heureuse époque, pourtant… Car en 1974, l’initiative était refusée à 65,8%.
10 mai 2014