Cessyle par Carole Zalberg

Une journée entière à ruminer sa tristesse. À trimballer sa pierre au cœur sans pouvoir la déposer. Elle était tellement pleine de larmes qu’elle les sentait clapoter au fond de sa gorge. Mais impossible d’ouvrir les vannes au milieu des autres. Ce n’est pas une chose qui se fait, ici, flancher. Elle avait dû parler, écrire, marcher, manger, répondre, rire, même, alors qu’en elle, c’était ciel sombre et mer agitée. Et tout ce temps, vouloir les draps, le silence, le noir et, enfin, se vautrer dans sa peine.

C’est le cadeau du diable, de la traîtresse. Sa sœur est partie sans lui dire au revoir, n’a pas donné de nouvelles pendant des mois, l’a laissée avec les parents et leur grisaille, et tout ce qu’elle trouve à lui envoyer pour ses 16 ans, c’est un putain de col roulé jaune poussin immettable, visible à 10 km. Et qui gratte.

Ils ne les oublieront pas, au Bar des tamaris. Elles sont arrivées à dix, en mode guerrières de la fête. Elles avaient mis des plumes dans leurs cheveux délavés par le soleil et la mer, elles s’étaient inventées des vies chatoyantes. On ne voyait qu’elles. Elles ont tellement dansé que la poussière est restée incrustée sur leurs pieds nus pendant des jours. Elles ont fini par un bain de minuit. Quand elles en parlent, elles disent « tu te souviens du soir des sirènes ? »

Elle ne connait presque jamais les réponses et quand elle croit les connaître, elle n’ose pas prendre la parole. L’échec ça poisse, ça vous efface. En classe, si tu ne sais pas, tu n’es rien. C’est comme si tu ne parlais pas la langue. Alors tu lâches, tu te sers de ton angoisse comme d’un cocon et tu dors les yeux ouverts en attendant la sonnerie.

Ça a tout changé. Pour la première fois, elle avait envie de s’accrocher, de faire partie de ceux qui avancent. Sous son regard curieux et bienveillant, elle se redressait sans même y penser. Une fleur tendue vers le soleil. Et pas à pas, elle a appris à croire à ce que ce prof avait vu en elle.

Elle a toujours l’impression de dépasser. D’être à la fois invisible et trop voyante. C’est pareil avec les mots : elles les choisit mal. Ils grincent. Ils ne tiennent pas. Se fracassent et elle avec. Il lui faudrait une deuxième vie avec le mode d’emploi.

Chaque fois qu’elle passe devant un stand de crêpes, elle est prise de vertiges. Cette odeur, c’est une machine à remonter le temps. Elle est à côté de son père, dans le froid vif des hivers dans le nord, mord dans une merveille brûlante, sucrée, gorgée de rhum, et perd sa première dent de lait.

Ce sera juste un clin d’œil, parce qu’elles sont réconciliées depuis longtemps, mais elle sait ce qu’elle offrira au bébé de sa sœur, quand il sera là : un joli petit pull col roulé jaune poussin.

Carole Zalberg

11 juillet 2016
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