Cessyle par Emmanuel Adely
Il faut du lait. Des œufs. De la farine. Du beurre. De l’eau. Du sucre. En même temps on peut y ajouter ce qu’on veut, après. Mais d’abord il faut ça. Rien que ça, cette liste qui la fait sourire encore. Rien que la liste lui rappelle l’odeur encore. Les gestes. Sa mère dans la cuisine. Les tabourets de la cuisine. Le papier peint à carreaux. Les tomettes au sol. Même l’heure de la journée, même le temps dehors, la pluie grise par la fenêtre. Elle dit que juste avec la liste des ingrédients il y a tout qui revient. Le bruit du gaz qu’on allume. Le geste de beurrer la poêle avec du papier. La pâte dans le saladier. Le geste pour l’étaler. Le temps de la cuisson. Le moment de lancer la crêpe en l’air pour la retourner. Les rires. Un moment de calme. Un souvenir.
C’est une carte postale toujours c’est ça qui est terrible dans ces moments sublimes c’est que ça ressemble à une carte postale avec écrit dessus en lettres épaisses Meilleur souvenir de vacances ou d’autres banalités qu’on ne peut envoyer à personne : les couchers de soleil. Les couchers de soleil, une crique, les pins parasol. C’est sublime, et c’est totalement cliché. Mais c’est sublime. Et cliché. Mais avec Olivier, Bob, Fabrice, Sandrine, Mathilde, ce soir-là. Le coucher de soleil. La terrasse de la paillote. Un cliché vivant. Calme. La musique de Sade en fond, bas, juste doux. Le goût du sel sur la peau : se lécher soi-même le bras. Is it a crime. Les murets chaulés blancs. La mer comme un lac. La chaleur. Les corps sur le sable. La possibilité de l’avenir.
Il dit ça va trop vite. Elle dit quoi ? Il dit nous. Elle dit nous ? Il dit c’est allé trop vite. Elle dit quoi ? Il dit nous. Elle dit nous ? Il dit oui. Il dit tu en demandes trop. Elle dit à qui ? Il dit à moi. Elle dit quoi ? Il dit ça n’avance pas. Elle dit quoi ? Il dit nous. Il dit ça fait deux ans, ça fait deux ans, et j’ai l’impression d’être comme tout le monde. Elle dit comme tout le monde ? Il dit un mouton. Elle dit un mouton ? Il dit on a fait le tour. Elle dit le tour ? Il dit arrêt. Il dit nous c’est fini. Elle ne dit rien.
C’est difficile. Ça s’apprend pas. On a beau dire. Ça vient un jour ? En vieillissant ? Mais ça vient quand ? C’est pour tout le monde ? C’est pour certains ? Seulement certains ? A quel moment ? À 25 ans, à 30 ans ? Pas après, hein, pas après, après c’est trop tard. S’accepter à 50 ans c’est trop tard, à 60 ans, à 70 ans, c’est beaucoup trop tard, ça sert plus à rien. Faudrait à 20 ans. À 15 ans. S’accepter. Arrêter de se comparer à. À Caro. À Nathalie. À Louise. À Françoise Hardy. À Valérie Kapriski. À sa mère. À sa grand-mère. Y a un mode d’emploi ? Ça arrive quand ? À quel moment ? À quel âge ? Elle dit au moins ça arrive ? C’est sûr ?
Tombant bas entre les seins. Parfois se glissant dans le pli du soutien-gorge. Quand elle se relevait du grand fauteuil vert. Et la chaîne le remontait haut. Brillant. Le médaillon en or. Elle lui avait toujours dit tu l’auras à ma mort, c’est pour toi. Ça vient de ton arrière-arrière-grand-mère. Un lion en soleil. Mi-Louis XIV, mi-poignée de commode Empire. Gros. Petite elle se disait elle mourra quand ? Ça viendra vite ? Elle s’imaginait des seins lourds au milieu desquels brillerait le lion. Son lion royal. Son lion du milieu d’été. Son lion sage et fou, dominant et fragile. Comme un homme lourd sur elle, toujours sur elle, à vie.
Elle n’aurait pas dû l’avoir. Tout le monde disait qu’elle ne l’aurait pas. Qu’elle ne devait pas l’avoir. Que moralement c’était. Ne le disait pas. Le sous-disait comme on dit sous-entendre. Il ne fallait pas qu’elle l’eût. Pas à ce moment-là. Juste au moment de l’agonie du père. Entré à l’hôpital le samedi. Mort le dimanche. Et la première épreuve le lundi. Elle ne l’aurait pas. Elle ne devait pas l’avoir. L’échec eût été décent. On s’apprêtait à la consoler. A lui dire c’est normal. Les circonstances. Ma chérie. Ce n’est pas grave. Tout le monde prêt à le dire. La mère. Les tantes. Ce n’est pas grave ma chérie. La première épreuve le lundi. La deuxième le mardi, jusqu’au vendredi, l’enterrement le mercredi. Pour oublier la mort du père, pour l’effacer, le temps des épreuves, réussir. Anglais. Français. Histoire. Epicure. Là, après la mort du père. Là. Epicure étrange, un Carpe diem mal placé. Le traiter quand même. Y aller quand même. Attendre les résultats. Aller voir les listes des reçus. Se chercher. Se lire. Se voir. Admise. Oui. Soulagée. Invincible. Étrange. Elle revient. Elle le dit à la mère. La mère dit ce n’est pas grave ma chérie.