Charles Robinson | Si le roi de l’île du bonheur était retourné dans ses livres de contes pour assombrir collages et reliefs

Tout nom est un lieu. À perte de vue.
Il s’agirait de commuer le lieu commun en lieu propre.

— Théorie des noms — (avant-propos)

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GM | tout nom est un lieu, nom et lieu sont une même chose

Débutons ces réflexions rapides par quelques questions d’ordre onomastique.
~~ Vaut-il mieux dire : nous lirons ici de modestes notes beurard-valdoyennes ? (ces études assemblées gagnent une précision géographique)
~~ Ou, tirant large, dirons-nous que février fut cette année beurard-valéotien ? Ce serait d’ailleurs le générique, car, consacré à la seule question du parler-lire cette langue-là, on dirait tout aussi bien et mieux que février fut beurard-valdoisan.
~~ Oserions-nous un plus élégant : j’ajoutais un volume à mon corpus beurard-valéosan ?
~~ À moins que, mousquetaire, l’on tente au panache un hommage beurard-valdoyan. Ce qui permet l’assez beau féminin : bibliothèque beurard-valdoyane, dont on aime la note florale.
Les autorités choisiront, mais cela nous rappelle qu’un auteur s’initie sur un nom.

 

vous prenez en premier lieu un nom d’auteur
en arpenteur du mont de l’Homme

— Gadjo-Migrandt

De fait, le passage d’une écriture essayiste et critique à une écriture poétique s’opère avec l’extension du nom « Beurard » par l’ajout de « -Valdoye », c’est-à-dire une nomination-fleuve qui enracine et simultanément flue, une nomination qui ouvre, pénètre et qui façonne. Décidé en nom propre, l’auteur devient un espace-territoire (il ne se déplace plus seulement, il reçoit), un peuple de figures accueillies (un asile ?), une langue en conquête, une fraternité littéraire.

Bien sûr que tout ce qui fait pays (a/ein Land) fait aussi auteur. L’Europe n’est pas une patrie, elle est la terre dont les arts poétiques prennent soin.

 

noms | Cette question de la nomination doit être étendue au soin apporté par Patrick Beurard-Valdoye à nommer ses formes-moment – et la nomination n’est pas une désignation, soit le repérage d’une classification préalable en laquelle il faudrait rendre ses œuvres, mais bien un acte fondateur, un acte qui origine et charge en sève.

— narré — récitclage — arts poétiques (et non poésie, et non art poétique) — la fabricature —

 

NIS | des restes de neige sortent les tiges d’épilobe l’herbe des voyageurs

mais l’on prétend que si la Duna déborde mieux vaut faire appel au poète pour raison supposée que la poésie est une île entre les bras mémoire et langage du fleuve et que les crues charrient les monstres embrassés d’alprêves débordant par leur nombre tels de noyés pensifs
— Gadjo-Migrandt

 

Patrick Beurard-Valdoye explore un monde-forge de mystères et de trésors, qui n’est pas sans lien avec les mondes antiques et leur merveilleux. L’Histoire n’y est pas une succession d’axes problématiques ou des phylum de noms et d’événements, d’œuvres classées dans une histoire de l’art, mais une mine grasse, nervurée, où détacher de lourdes pépites, à la fois brutes et fumantes, éminemment singulières et chargées de terre et de suées humaines. Le mot est une de ces pépites. Le mot collectionné dans les brochures et les publicités, les panneaux et les annonces, le mot assemblé en listes. Mais aussi le mot retrouvé, terme patois, langues européennes, indices culturels, toponyme, (re)trouvaille sémantique, un mot déjà presque-là, comme au bord de la langue, que le frais énoncé rend au monde. Ce sont encore les faits, les lieux, les rabicoins de l’histoire des hommes qui sont délogés de l’absence de souvenir, de la gangue archivistique, de la mélasse des correspondances personnelles et des journaux intimes, des plis de la mémoire des témoins et de leurs descendants, pour être lavés dans l’écriture. C’est une écriture à bras nus, dans la fange, brassant les flux, les flots, les marigots, pour en tirer les merveilles assoupies. Et c’est là une poétique politique du monde européen, qui nous est souvent donné comme passé et que nous pouvons vivre quotidiennement médiocre, empesé, fade, mortel d’ennui ; ici revenu d’entre nos abandons de couleurs et de désirs : l’Europe redevenue Scène de la vie des faunes.

 

Historique ou actuel : « L’Europe est en train de devenir un musée où il n’y a plus que serviteurs, dirigeants, clercs, conservateurs et restaurateurs. » Sitôt l’article d’Albers paru les fonds régionaux au Bauhaus furent coupés.
— Gadjo-Migrandt

L’Europe de Patrick Beurard-Valdoye n’est plus le vieux continent compassé, mais ce continent très ancien creuset de culture, de formes de vie, de géographie et de créatures. Et ce qui fait cette ancienneté précieuse, métallurgique et fantastique, ce n’est pas le recours à du gaga mythologique, mais l’usage précis et enchanté du savoir. Ici, ce ne sont pas les lieux de mémoire qui sont à l’œuvre, les plaques dépolies, les mausolées et les musées à visites pédagogiques, mais les fonderies du connaître : c’est le métal chaud.

Les arts poétiques ont beaucoup à voir avec celui que Deleuze désigne comme l’art barbare par excellence : l’artisanat des bijoux.

 

On pourrait dire aussi que le vocabulaire de Patrick Beurard-Valdoye, c’est le retour de la lisière dans la langue : un feuillus sémantique faits de graines volantes portées par des vents multiples. En place du grand jardin à la française, où les sujets nobles sont portés par une langue classique où le mot rare est toujours mort, isolé, si ouvertement donné à voir dans sa scénographie grammaticale ou fliqué par sa ponctuation. Ici, le touffus de la langue est humus, il fourmille et il grouille. Sans ignorer son appareil racinaire (au contraire, en manifestant ses nœuds), le mot bouture et éclot, multicolore et dense. La phrase est motte de terre grasse.

Une épaisseur privée de nom borde la cité immense devenue, par gains successifs, un être multiforme, une agglomération. Lisière changeante composée d’une vacance offerte à la lumière, diversement brisée, habitée d’espèces nomades ne trouvant place ailleurs. Friches.
— Gilles Clément — Euroland

Irriguer des espaces stériles en lisières, fertiles, et y pointer du bout de la langue les menues choses oubliées pour les révéler par leur nom, idoine et inédit, pourrait être une des activités de Patrick Beurard-Valdoye. Ainsi dans Les noms propres des couleurs, où chaque texte forme une théorie de noms précis accordés à un détail, une nuance, un passage d’un état à un autre, un éclat dans la lumière :

Sanguine, Bleu, Véronique, meurtrie de Rouge macule, Blue Terror, gradué, jusqu’à frôler la Pénombre, les frimas du Bleu Lagon, Bleu tempête, voir, Noir moins Soir, contre la roche Pierre Teinte à, Pierre, achromes comme une grave
— « master mathys grünewald » — in Les noms propres des couleurs

On voit bien que ces noms de couleur ne sont pas un souci scientifique de classification des nuances, mais un geste créateur décrochant du continu du réel des éléments, cisaillés, pour les surimposer, nominés, au monde. Par le nom, passer de l’impersonnel à l’instance insistante dans le réel.

On n’oublie pas non plus que le pouvoir de nomination chez l’auteur – tel qu’inquiété par Maurice Blanchot – n’est pas sans lien avec le fait que, si Dieu a créé les bêtes, il a laissé à Adam le soin de les nommer.

Adam avait fait ce que les anges ne pouvaient pas faire. Donner des noms aux objets est ici considéré comme le premier geste accompli par l’homme nouvellement créé et comme le premier acte humain distinctif. Ce fut un pas au-delà de la création.
— La phénoménologie de la vie : vers une biologie philosophique — Hans Jonas

 

NIS | Périplum dépéri

Par son écriture, sa composition, son ampleur, Le narré des îles Schwitters s’inscrit dans l’espace des grandes œuvres de la littérature européenne. Il en donne immédiatement la sensation, familière, celle des chefs-d’œuvre. Lorsqu’y apparaît Arno Schmidt, soldat cartographe frôlant la résidence de Schwitters – l’ayant découvert là ? influencé ? un moment-clé ? une rencontre que nous ne connaissions pas ? une origine ? – on est en quelque sorte préparé, et cette apparition confirme ce que l’on éprouvait déjà. De même quand est cité Finnegans Wake, dont les possibles couraient dans les pages. Et l’on aurait pu rencontrer Ulysse, alors que chaque chapitre est composé dans un style différent.

Dans la logique du Cycle des exils, le livre réinvente la fougue, la fragmentation, la complexité (intériorité et accidents extérieurs, drames et maladies, oppressions, rencontres impromptues, échecs et incertitudes, entêtement) de la création. Le texte narre, c’est-à-dire manifeste le psychodrame d’une vie de création. Ce charroi de matières, d’événements, d’environnements, de décisions, de volontés, de contraintes et de sollicitations.

Le narré est la transformation du vécu, individuel et collectif, en quasi-matière de conte, en un presque fable, si la fable est rêveuse, frappante et qu’elle est soulagée de son devenir-morale. Le narré possède du fleuve – il faudrait développer tous les états liquides dans cette écriture : le lac ; le fleuve ; l’océan ; etc. – la capacité à lier en une force impérieuse des événements, différent en cela du lien causal propre au récit. Le narré est du côté du flux, pas de l’explication, et quand il élucide, c’est en un point particulier, qu’il peut forer profondément en quête de connaissance.

La question du biographique dans le cycle n’est pas celle de la vérité, de la véracité, du vraisemblable – ce qui n’empêche pas Le cycle des exils d’être scrupuleusement documenté et enquêté – mais celle de l’hallucinant foisonnement des choses, des temps, des situations et des êtres. Happée par la conscience lucide du scripteur poétique, lequel est attentif au moindre détail, la vie cesse d’être un impersonnel écoulement pour se changer en vitesse cristalline : conservant à la fois le mouvement, l’enchevêtrement et la rapide puissance du temps, mais sans leur perte, leur effacement par le moment suivant : tout est conservé, vitesse et présence, toute vitesse se fige dans l’air comme la buée par temps très froid, et l’écriture est gel : la fabrique des structures cristallines délicates et leur préservation. L’écriture transforme le temps en espace. Vivre, c’est perdre, mais ici biographier c’est rendre. Rendre justice, rendre à la mémoire. C’est ramener de la perte comme le héros mythique va chercher le disparu aux enfers et le rapporte au monde.

[..25..~~ Les exilés font des aigles, hâves, concentrés (How are you ? I am at work, aimait répondre Stefan Wolpe), la nécessité les préserve sauvages.

 

NIS | C’est en passant sur le cadavre des objets en leur ôtant de la mort que j’escompte ranimer le regard des vivants

Patrick Beurard-Valdoye établit un rapport très singulier au document, ce dont il s’explique d’ailleurs longuement dans un entretien avec Arno Bertina dans Devenirs du roman : écriture et matériaux. Le cycle des exils est en effet un travail puissamment documentaire, fourmillant l’enquête et les recherches préparatoires, fourmillant les détails et les observations in situ, les restitutions in extenso méticuleuses, capable aussi de descriptions d’une remarquable précision (par exemple musicale), mais avec la liberté d’une invention poétique complète. Le cycle paraît pure production sensible, pur jaillissement poétique, alors qu’il contient une richesse d’information universitaire.

Ainsi, Le narré des îles Schwitters sait attraper tous les détails du monde afférant à son investigation-Schwitters, mais ne restitue le détail qu’enchanté par sa propre langue et comme refondé par elle. Pas un détail resté mat. Pas un fait ou un personnage qui ne soit réinvesti par le livre comme origine.

C’est au contraire parce que, par un renversement radical, il appartient déjà à l’exigence de l’œuvre que, regardant tel objet, il ne se contente nullement de le voir tel que celui-ci pourrait être s’il était hors d’usage, mais il en fait de l’objet le point par où passe l’exigence de l’œuvre et, par conséquent, le moment où le possible s’atténue, les notions de valeur, d’utilité s’effacent et le monde « se dissout ».
— L’espace littéraire — Maurice Blanchot

Du monde, le livre travaille autant la glaise que la joie épanouie (ses fraises). Il se plaît autant au trivial qu’au sublime, à la nature et au fait urbain, rejoignant ainsi la cathédrale de la misère érotique conçue par Schwitters : un lieu où l’art ne sublime pas le déchet, mais où le déchet et le sublime s’agencent en une densité nouvelle, hétérogène et cohérente, y trouvent une unité fragmentée et dynamique.

C’est d’ailleurs une dimension sur laquelle il convient d’insister. Travaillant dans le domaine de la plus haute culture européenne, Le cycle des exils pourrait être un projet hors-sol, et même hautain. L’érudition exceptionnelle, la force de travail, l’intensité poétique pourraient conduire l’auteur vers ce que Blanchot nomme l’épreuve de la solitude essentielle, là où menace la fascination, or, ce qui se produit est exactement opposé. Le cycle des exils narre comment des êtres expulsés ont fécondé des terres étrangères. Gadjo-Migrandt pousse loin la logique dans ses pages américaines, où les rescapés européens, Josef Albers, Walter Gropius, Stefan Wolpe... et la culture qu’ils apportent, s’installent au sein du Black Mountain College : cette université libre expérimentale y devient un genre d’Eden laborantin, où émergent John Cage, Charles Olson, Morton Feldman... Il y a pour le lecteur quelque chose de cet ordre vital : face à des livres qui se feuillettent avant de se lire, qui exposent leurs paysages textuels, leur géographie de matières, leurs saisons stylistiques, face à des livres qui sont autant spatiaux que durée, la première impression est celle d’un espace généreux : un creuset bouillonnant. Il y a des moments de blizzard textuel, des pages où le sens et les informations inédites, les allusions et les codes, soufflent à une vitesse folle, égarent le lecteur – et cette expérience d’égarement fait pleine partie de l’œuvre, elle est ensorcellement dans la lecture. Mais en général, l’œuvre ne joue pas la carte d’une opacité où la virtuosité de l’auteur serait donnée à admirer, humblement, le lecteur étant convié à rester yeux baissés sur le seuil. Cette œuvre est joueuse. Il faut parler de l’enfance chez Patrick Beurard-Valdoye, sans laquelle on ne comprend pas intimement l’œuvre. Le monde n’est pas vaste pour l’enfance, il est possible. Il n’est pas fait de voies et d’ordre, mais de matières à mélanger voluptueusement. C’est là que tout se joue. Le jeu, c’est avant que l’adulte fasse naître des impuissances au moindre de ses mouvements. Et l’écriture de Patrick Beurard-Valdoye est tout entière encore dans la joie et la puissance.

s’il est un lieu pour vaincre la guerre, c’est la chambre d’enfant
— Gadjo-Migrandt

 

rapprochement | C’est encore l’enfance qui peut faire lien avec Victor Hugo, car il y a toujours de l’enfance chez les démiurges. Le Hugo des Misérables est un pan creator, qui certes ressaisit le monde et l’ordonne dans sa narration, mais qui surtout génère le monde, dans ses détails comme dans ses grands mouvements. Bien des pages de Gadjo-Migrandt donnent une impression similaire, celle du pan creator amusé, troublé, émerveillé, attendri par les créatures, les êtres malmenés qui courent dans son univers, dont il décrit un geste de la main, une lettre, le fond d’une valise. Ce qui importe, ce n’est pas que les détails soient vrais (épinglés dans la recherche scrupuleuse), vraisemblables (reconstitution en 3D par le le laboratoire Patrick Beurard-Valdoye de la scène des crimes de vie, comme dans les films de SF), ou qu’ils soient imaginaires. Ce qui importe, c’est que dans les trois cas (et les trois se rencontrent dans ces livres), ils existent tout aussi intensément dans le narré. Ce qui importe c’est la faculté démiurgique, qui va au-delà de la forge des récits pour ajouter au monde une mémoire poétique, c’est-à-dire une mémoire à la fois plus précise et plus fraîche. Ce qui importe, c’est la puissance révélatrice qui permet la tendresse, la vitesse, le lâcher simultané des figures en quatre points de l’Europe, et le contrevol attentif de la lucidité énonçant.

Un art de chaman au milieu des visions ?

l’art au sommet devrait renforcer la dimension spirituelle de l’humanité
—  Le narré des îles Schwitters

Cette puissance a quelque chose de pianiste, si l’on pense aux interprétations allegro puis quieto. La mémoire poétique collectée par la recherche est une partition, que l’auteur interprète en écriture, fougueusement puis doux, retient, trille, symphonise, maître de ses matières, de ses temps, de ses climats. C’est d’ailleurs une matière qui au-delà du livre s’oralise dans des récitals.

 

GM | émettre une voix contre le lamenta des murs

S’il y a du médiéval contemporain dans le style, cette langue, en dépit de ses accents archaïques, n’est pas surgie du fond des âges, elle est en-avant du dire, juste avant lui, déracinée de sa non-existence par le don de l’écrire.

— « parvenir aux parfondeurs de l’horreur » — « frôle le gémis des créatures rouvies » — « les hurles émanant de la chambre des tortures » —

La visite des prisons qui ouvre Gadjo-Migrandt, c’est l’actualité de Notre-Dame de Paris, et cette même évidence souveraine de l’ordonnateur des choses. La puissance est espiègle, certes, mais elle est sûre de son autorité, ce pourquoi elle peut baguenauder dans les bas-fonds, le trivial, la bauge.

 

question(s) | À ce stade, l’écriture donne-t-elle un squelette à l’amorphe du monde : une structure et une architecture ? L’écriture est beauté, mais n’ajoute-t-elle pas en plus un peu de rigueur au monde ? Un peu de tenue ?

 

Décorseter la langue française, éclater ses formes closes par l’orthographe, sa ponctuation, ses régulations grammaticales. Lui rendre ses abords de plaine, de fleuves tour à tour impétueux et souverains. Lui rendre des géographies, c’est-à-dire aussi des accents différents d’un chapitre à un autre – ici, les « ou » sont transcrits par des « u » portant une double accentuation gutturale, entre tradition runique et hongroise, et la langue se parle en bloc tout d’une traite, sans aspérité ni silence ni espace ; ici, elle est au contraire plein sud, gracieuse, elle virevolte dans la page.

La langue est un projet géographique, et non un héritage policé par les ans et les gardiens. La langue est une liberté, qui n’a pas tant à voir avec l’imagination qu’avec la latitude élastique, sportive, du mouvement. La langue est tsigane parce qu’elle est nomade et souple, qu’elle se pose sur un terrain historique, une biographie, des archives, un moment d’histoire, et qu’elle y dresse son campement hétérogène et prolixe, ses petites cuvettes de plastique bleue et ses cordes à linge, qu’elle y déploie ses astuces, et là où il y avait une terre endormie, poussiéreuse d’archives et de patrimoines encrustés, s’y donne à présent une fête d’intelligence et de gaieté. La langue est tsigane parce qu’elle est en astuce tournée vers la vie.

 

il amasse résidus merveilles
plein de bazars à merzer en vue
de collages auxquels les regards bleus
restent muets comme une huître

— Itinerrance : sites-cités-citains

Un des apports décisifs de Kurt Schwitters à l’art contemporain est la construction Merzbau : collecte continue et accrétion serrée, compression de matières et forage à l’intérieur de ces matières pour, après avoir produit la masse dense, y creuser l’espace des personnes artistiques (soi ou les invités). Il y a volontairement dans la construction du Narré des îles Schwitters une dimension similaire. Le texte agrège et se libère d’une construction linéaire pour très souvent faire masse. Il est parfois placard, avec souvent une écriture-sonorité, faite de collecte de sons et d’écritures panneaux ou signalétiques (défilé des verbes étrangers, vus depuis la fenêtre d’un train filant dans les régions du monde).

Le narré des îles Schwitters merze le monde (où l’on entendra : commerce, mercato, merdoie, merci, merchanceté, mixer, swing).

hypothèse(s) | Est-ce que la création enlise le monde en l’art pour répondre à son devenir-poussière ? Est-ce que les cathédrales que reprennent inlassablement les Schwitters et Beurard-Valdoye sont des nids salvateurs, où les trésors infimes et fatalement insignifiants de notre aventure humaine peuvent nicher, entre bave (le faire de l’artiste est le liant) et éternité, selon le mot d’Isidore Isou ? Est-ce qu’il s’agit de faire roche avec notre périssable, de constituer une mémoire géologique ? Les œuvres archipels devenant espace de visitation (la visite + la fête) ?

 

NIS | Beethove amputé mais sans haine Avec mes souffrances je vais forger la joie des autres

hypothèse | Être exilé, c’est résider encore. Entêté. Mais l’exilé est aussi celui qui trouve des home paradoxaux, où ses racines flottent dans la solitude, en place du bain des origines, du bain des familiers, des proches. Dans son arrachement, l’exilé n’enfouit plus de racines. Il n’y a pas de doute, l’exilé pollinise les terres où il se pose. C’est d’ailleurs pourquoi il nous faut chérir les tsiganes, comme nos artistes européens ont été chéris. Mais l’exilé porte une malédiction : celle de la surface, celle des racines apparentes. Il peut être généreux, il peut comprendre, mais l’origine est un don, et il lui a été volé : il ne peut plus faire sien.

 

Le narré des îles Schwitters, par les rencontres qu’il orchestre (Wilhelm Reich, Arno Schmidt, les dadas, Fridtjof Nansen, etc.), parle pour un moment particulier de la culture européenne qui, à l’intérieur de la guerre et des misères, est une fête de l’intelligence et de la géothermie des arts. Il y a une grande tendresse dans le livre, veinée d’une discrète mélancolie, pour l’Europe imaginative où artistes et intellectuels sont des nomades en légèreté, courant à la surface des lieux et s’y confrontant étincelles. L’intelligence, la curiosité, la créativité ont encore beaucoup à voir avec le bricolage et très peu avec le financement et les institutions. L’intelligence, la curiosité, la créativité sont des qualités individuelles qui définissent une personnalité, au même titre que la sagesse ou le colérique, et ne sont pas encore des ressources managées en carrière. L’Europe (car elle est cette extension culturelle et géographique) est à la fois cultivée et sauvage, elle est encore pleinement aventureuse. Le narré des îles Schwitters compte un périple d’explorateurs dans un monde de possibles.

 

Ne pas oublier que le livre traverse la guerre, l’exil, l’exode en une geste heureuse. Le livre est souvent drôle, ouvert à la blague quotidienne, le livre est heureux parce qu’il narre une veine de création puissante, perçant sous l’Histoire, les bombes, la misère et la destruction, pour ressurgir au milieu de nous. Il raconte le retard des nazes-nazis à détruire là où l’artiste est un recommencement obstiné. Le livre narre ce qui traversant la mort a survécu. Le livre est un acte de présences.

Le narré des îles Schwitters nous rappelle que dans l’exil permanent nous n’avons pas sombré.

 

le bourreau | Le cycle des exils est un chant dressé pour recueillir les violences faites aux individus, les persécutions et la chasse-meute. Pourtant, à l’inverse d’une tendance très contemporaine, le bourreau y est quasi absent. Il est d’usage aujourd’hui de se passionner pour le bourreau, sa violence fascinante, ses problèmes de conscience avantageusement larvés. Rien de tel ici, le texte s’en tient à la douleur, la déchirure dans les géographies (l’exil n’est pas une cicatrice, même si la plaie peut être féconde et si les œuvres exercent une résistance puissante).

l’humour | Le tout ne va d’ailleurs pas sans un solide sens de l’humour. En pleine montée de la guerre, ce qui décrit l’affrontement, c’est la parution soudaine dans le texte du commentaire d’un match amical France – Allemagne, conclu 1 à 0 pour la France :

LA TECHNIQUE ALLEMANDE TENUE EN ÉCHEC
PAR LA FOUGUE FRANÇAISE
ce qui prouve qu’une France forte
sourde aux sirènes de la division
atteint le meilleur surprend
et donne à l’Europe une magnifique
leçon de volonté combattante

— L’Europe en capsaille

 

GM | Le langage – prison adorée – était la limite de son atlas

Le singulier de cette écriture est de paraître écrit dans une langue étrangère, à l’intérieur du français. On ne traduit pas en français, mais dans un français-pour-l’anglais, ou un français-pour-japonais. Des espaces préparés à l’intérieur de la langue française, tordus et déformés pour accueillir les singularités de la langue étrangère ; une langue devient toujours grosse des traductions qu’elle incorpore. De la même façon, il semble, et c’est très rare, que le français soit engrossé d’un français-pour-Beurard-Valdoye, dont l’écriture ne dérange pas la langue, ne la fausse pas, car cette écriture sonne naturelle, fluide. L’écriture possède, en dépit de sa complexité, la fraîcheur gracieuse des langues maternelles. La langue française n’a donc plus qu’à l’accueillir en son sein.

Cette écriture passe par des mots valises, des accrétions et agglutinations, des imports exogènes (anglais, allemand, norvégien...), des ellipses grammaticales, un rythme intérieur qui fait office d’invisible et sensible ponctuation (étendre la triste ponctuation, parfois presque administrative : grand projet – on n’est pas ici, avec ses jeux de parenthèse solitaire, ses espacements surnuméraires, dans un jeu graphique, mais bien dans une extension des outils communs de la langue). Elle passe par une fouille archéo-poétique des étymologies ou du sens pour ouvrir un mot en deux, comme une noix, et y révéler deux ou trois sens en latence, qu’il faut donner à lire simultanément :

— « la langue materrenelle » — « roroses en boutons susur la brubruyère » — « un camp de concentration embarbelé » — « une rembleur bleue alentourant son corps » — « fleur est le mot ébruitant l’été » — « cette shit fluide ces lixiviats dégueus alchimiés par le Vieux du haut » — « contrepropose de commémorer ensemble la fêtnat » —

Le français-pour-Beurard-Valdoye est une langue savante qui possède la souplesse déhanchée et swing des argots de boucher, leur drôlerie rusée, leur pertinence canaille. Elle rappelle aux policiers académiques qu’une langue s’écrit par ses besoins avant de s’interdire par ses règles, et qu’une règle n’est bonne qu’en tant qu’elle est utile (la virgule quand de besoin, l’orthographe si elle apporte du sens, la coordination si elle marque un pivot, etc.).

Il faut parler de langue et non de style, car le français-pour-Beurard-Valdoye permet justement l’émergence de styles, et il y en aura de nombreux au fil des livres, ceux-ci accueillant très diversement la question du temps, au point d’intégrer dans l’écriture la marque du vieillissement. Dans « L’île Wantee », avant-dernier chapitre du Narré des îles Schwitters, le style est myope et doit se coller sur les choses, sans leur laisser d’espace, un style où le monde ne peut plus être éloigné, mais submerge, un style inquiété par la mort proche de Schwitters, un style essoufflé, où le monde est diffracté et pressant. Très différent en cela du chapitre « L’île du bonheur : vers la clé de l’indépendance », qui est un style à la pagaie, un style fait pour avancer dans l’Histoire, fortement, un style-force pour y pousser ses pions, y progresser, avaler des rencontres, des événements, y surnager, y fuser parfois, et atteindre des havres.

Style accueillant, toujours, car l’Ursonate peut y triller à son aise le phonème-insecte.

Le style n’est pas une esthétique. Le style est éclaireur de monde, de sens, en disant et avant même de dire. La multiplication des styles ne répond pas à un enjeu de formalisme virtuose, elle est la nécessaire réponse à l’état complexe du monde.

 

Rien n’est plus doux à l’artisan des naufrages
que le fracas du navire en déchire
et l’exclameur d’hommes à la mer

— L’Europe en capsaille

 

En guise de conclusion temporaire, si cette écriture et ces livres peuvent revendiquer fièrement leur alliance tsigane, c’est qu’ils partagent avec les Rroms une furieuse capacité à habiter, c’est-à-dire se poser en un point du monde et le faire leur. C’est parce que le cœur est déjà tout habité de lieux multiples. Faut-il parler d’écrivenan, pour évoquer simultanément l’écriture et le traceur de routes, celui qui va (vers) et celui qui vient (de) ? Tsigane aussi cette façon sobre, infiniment digne, douloureuse et solaire, de dire la fin d’un père et accorder à ce récit une veinure dans le chant des douleurs.

 

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Le texte s’appuie sur une courte sélection dans la bibliothèque beurard-valdoyane :

du Cycle des exils :
GM | Gadjo-Migrandt, Flammarion, 2014
NIS | Le narré des îles Schwitters, Al Dante, 2007

hors cycle :
Le messager d’Aphrodite, Obsidiane, 2009
Théorie des noms, Textuel, 2006
L’Europe en capsaille, Al Dante, 2006
Itinerrance : sites-cités-citains, Obsidiane, 2004

 


 

De Patrick Beurard-Valdoye, remue.net a publié, dans le n° de février 2015, « Topo du mur », qui précède et prépare Allemandes (1985), premier volume du Cycle des exils.

Remue.net et poezibao fêtent, toute cette année, le trentenaire du Cycle des exils.

Le vendredi 6 mars, performance de Patrick Beurard-Valdoye sur un texte inédit, extrait du prochain volume du Cycle des exils, suivie d’une conversation avec Laurent Grisel et Pierre Drogi, à la Maison de la poésie de Paris, en coopération avec La Scène du balcon.

Lire Patrick Beurard-Valdoye sur remue.net.

2 mars 2015
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