Christian Garcin & Patrick Devresse | Mini-fictions, 10. Tronçonneuse

J’avais besoin d’une tronçonneuse mais ne parvenais pas à me décider. C’est que le choix est vaste, et les modèles tous plus tentants les uns que les autres. Si je m’étais écouté, j’en aurais acheté au moins cinq ou six, de formats, de silhouettes et de couleurs diverses, à lame plus ou moins longue, électriques ou à batterie, des petites élégantes et nerveuses, des grosses rauques et puissantes, certaines recommandées pour l’élagage, d’autres pour la coupe des grands arbres, d’autres pour les haies, ou les massifs de troènes, que sais-je. Bref, j’étais perdu dans une véritable forêt de tronçonneuses, sans rien pour la défricher. J’allai donc voir mes amis bûcherons, afin qu’ils me conseillassent. Mais tous me donnaient un avis différent en bougonnant dans leur barbe et me resservant un pastis. Je m’aperçus vite que chacun se bornait à conseiller vaguement une tronçonneuse de même marque que la sienne, sans vraiment réfléchir à ma demande. En fait ils n’y connaissaient pas grand-chose. Cela ne me convenait pas.
Un peu par dépit, je me rendis alors chez un ami promeneur et poète, à qui je soumis mon dilemme. Il me sourit et me fit asseoir. « Regarde, regarde l’eau qui court », me dit-il en s’asseyant à son tour, face à moi. Je lui demandai de préciser sa pensée. « Tous les jours quand je marche une heure dans les bois, mon joli chien noir court très vite devant moi », ajouta-t-il d’un air entendu. (Il lui arrivait en effet de s’exprimer en alexandrins.) Je le remerciai, et me rendis dans le magasin le plus proche pour acquérir un engin qui pesait 4,3 kg et dont la cylindrée était de 35,2 m³. C’était amplement suffisant.