Christian Garcin & Patrick Devresse | Mini-fictions, 12. Projet

photos Patrick Devresse, textes Christian Garcin.
Une série de textes et images en dialogue, à suivre en son intégralité ici


©patrickdevresse



En se servant son café du matin, il se dit qu’il serait temps pour lui d’écrire enfin cet ample roman qui depuis des décennies le taraudait mais dont il repoussait sans cesse le chantier : une vaste fresque qui prendrait à bras-le-corps la réalité fugitive du monde dans son ampleur et sa diversité, à travers le destin d’une famille ayant traversé les vicissitudes du siècle dans tout le pays. Il se posta derrière la fenêtre et, la tasse fumante à la main, pensa que la réalité du monde était peut-être une tâche trop complexe, et qu’un livre serait déjà fort conséquent s’il entreprenait de prendre en compte la simple réalité de la montagne là-bas, avec ses villages, ses forêts, et les multiples destins entrecroisés de ses habitants depuis, mettons, un siècle et demi. Il avala une gorgée brûlante et se dit qu’après tout la vie du berger le plus secret du plus insignifiant des villages de cette montagne pouvait très bien, si on savait la peindre sous un jour favorable et la mettre en perspective avec son environnement naturel, historique, animal et humain, fournir la matière d’un livre tout à fait respectable, qui saurait aussi bien qu’un autre approcher le mystère insondable de l’existence. Il reposa sa tasse. Les premiers chants d’oiseaux parvinrent à ses oreilles. Après tout, pensa-t-il en fixant les nœuds du plancher, un livre entier consacré à la seule maison de ce berger, et même au mélèze qui jouxte la maison, et même à une seule des branches de ce mélèze, sur lesquelles les écureuils couraient depuis la nuit des temps et dont des générations de bergers ou de passants avaient éprouvé la douceur du bout de leurs doigts, et même au caillou posé là sur la petite terrasse qui surplombait la vallée, avec au loin la montagne, les villages et les mélèzes, pouvait aussi bien approcher la vérité profonde de l’existence humaine. Il se rassit, se resservit une tasse de café, et contempla le soleil dont les premiers rayons commençaient à percer derrière la montagne.






Christian Garcin est écrivain, à lire notamment sur remue.net - lire en particulier cet entretien paru en août 2014,à la parution de Selon Vincent (Stock). Christian Garcin est auteur de nombreux livres chez de nombreux éditeurs - on se référera à l’excellente bibliographie du site des non moins excellentes éditions Verdier, ainsi qu’à sa notice wikipedia, pour en saisir l’ampleur.

Patrick Devresse est photographe. De lui, Dominique Sampiero dit : "Patrick Devresse est un homme qui regarde. Qui scrute doucement le réel autour de lui. Comme ça. Mine de rien. Et même parfois qui baisse les yeux en souriant. L’esprit ailleurs. Comme si poser une vigilance sur le monde et vivre étaient intimement liés."
Voir son site http://www.patrickdevresse.com/, et son parcours personnel.

22 juin 2015
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