Claude Dourguin | Parages du nord – 1/2
Aux couleurs de la Baltique
Ces jours-ci, paraissent chez Isolato deux livres de Claude Dourguin, ’Parages du nord’ [1] et ’Journal de Bréona’ [2]. L’auteure a confié trois extraits à remue.net. Voici le deuxième.
Une pellicule de gel tapisse l’air marin, tournée vers le large j’interroge la mer vacante, plus que d’autres, il me semble, elle sait décourager l’espoir — je comprends soudain que les occupants soviétiques aient relégué sur ses îles les indésirables —, non qu’elles dressent des obstacles farouches, au contraire : quand la situation ne prête pas à poésie, cette indifférence pousse à croire à l’inutilité de l’aventure, cette vacuité glace l’imagination qui, non sollicitée ne croit plus aux ailleurs possibles, et persuade de la clôture fatale d’une répétition sans joie. L’heure, par chance, est plus favorable, à nouveau je regarde la mer énigmatique que les soldats romains trouvèrent si hostile — Tacite en mémoire, les scènes de désordre bruyant des bateaux que l’on écope sans discontinuer peuplent bizarrement l’étendue vide —, je la vois, lame démesurément étirée, à quoi le plus fin aiguisage a donné ce gris au poli bleuté dépositaire de toute lumière.
Tenace, vagabonde au gré brusque des rafales de vent, la pluie tient l’île. À l’abri de la pièce éclairée à peine — dans tous les pays riverains on éprouve une commune aversion pour les lumières artificielles —, complaisantes les heures approfondissent leur dérive. La Baltique, cette mer tant de fois survolée, longtemps je ne la connus que prise par les glaces. J’aimais, j’aime toujours, à la folie, leurs champs fragiles, délicats, gris, bleus selon la lumière, la dérive blanche des plaques géométriques aux imprévisibles fractures, leur mosaïque abstraite lents radeaux des songes. Parfois on distinguait, cendrée, la ligne parfaitement droite d’un chenal et cette sécante irréelle intriguait comme l’irruption d’un autre ordre ; un cargo l’empruntait tranquille. C’était la force des paysages septentrionaux, mais paisible, la poésie des glaces modestes, non les architectures violentes, spectaculaires, les délires grandioses du Groenland ou des Pôles. Écloses en bouquets sombres, gris presque noirs, les îles, détachées, parfois disposaient à la seule face du ciel leur féerie décorative. Cette étendue claire, lavée, de si peu de couleur — souvent on venait de quitter la verdure, on avait aperçu la terre des labours, les toits bruns, rouille et anthracite les masses des cités —, cette zone que l’absence de repères, l’uniformité faisait paraître lente, indécise, on avait peine à la placer en Europe. Dès que je l’aperçus, la Baltique gelée fut l’ailleurs de nos contrées, son glacis septentrional — qui en élargissait les songes jusqu’au Grand Nord, l’accotait à sa monotonie, à sa grandeur inhabitée. Régulières, les retrouvailles annuelles me suffisaient.
Par la fenêtre que je viens d’entrouvrir pour ausculter le ciel, une odeur de feuilles, de vase et d’écorce, brutale s’engouffre dans la pièce, un instant y pousse sa nappe un peu fade qui pince les narines. Une nuée grise, uniforme de haut en bas de l’espace visible est tendue, pas vraiment oppressante car on la sent sans poids, son gris sourd, mat étouffe les reliefs — les troncs des tilleuls à quelques mètres se collent sur elle, plats. L’impression d’un retrait. Comme si, mer et terres, ces contrées s’étaient écartées, éloignées sans bruit, discrètes, et perdues derrière leurs tentures mûrissaient en silence une vie autre, aux gestes lents, modeste et lointaine. L’autre jour, ces fermes aux toits de chaumes découvertes dans une clairière, isbas verdies par l’humidité, que l’on aurait pu croire inhabitées tant rien, alentour — ni objets, ni animaux — ne trahissait l’occupation. Derrière les châssis vétustes des doubles fenêtres, on n’apercevait personne, pas une lumière. Cependant une famille vivait là qui cueillait les pommes des arbres couverts de lichen, les serrait dans le vieux jardin d’hiver où s’entassaient les planches, labourait quelque part un champ. Et les femmes tricotaient les bonnets, les gants aux motifs compliqués.
Un beau matin, désir neuf, je voulus voir d’autres saisons — comment la Baltique d’automne vivait-elle son destin rêveur, et je commençais, à la fortune des cars, des ferries et des chemins, à arpenter ses rivages. Je les trouvais déserts, voués à une dérive humble qui les qualifiait d’une étrangeté paisible à l’instar de l’errance de très vieux fantômes, énigmatique et familière. Aujourd’hui je rôde à Hiumaa.