Claude Guerre | Grâce à Camden
De Claude Guerre, sur remue.net : Nasbinals. Photo : Claude Guerre en répétition pour une fiction radiophonique, la Mousson d’été, 2005.
Claude Guerre, Grâce à Camden
1
Amis, un tourbillon lent m’habite
Un roulement de tambour silencieux
À présent, le chagrin conduit ma main
En moi des sanglots blancs roucoulent, en moi
La souffrance brûle la joie d’amour
Je m’entends parfois : il ne dit rien, il
S’essaye à vivre, s’essaye à vivre
Il pleure, l’homme, l’amour le damne.
2
Au-dehors il paraît un homme bien
Dedans lui, un renard se love au nid
En vérité pour la première fois
Il est atteint d’amour, mal à la joie
Car, comme deux femmes aiment cet homme
Qui est moi, l’une brune et l’autre aussi
La bien-aimée aime deux hommes
Dont je suis l’un seulement, et voici
L’homme douloureux au plaisir, tourment
De la présence en soi mais géniale
Savez-vous, il porte un enfant d’elle
C’est elle toute crachée qui habite
Comme une maison cet homme, c’est moi.
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Comment nous sommes-nous emplis de joie
Soudain ? qui nous cachait l’un à l’autre
Précédemment ? dans la vie étions-nous
Séparés ? combien de temps pourrai-je
Vivre sans toi ? quand vais-je pas bientôt
Mourir d’amour me fend du haut en bas ?
4
Mais voici j’ai rendez-vous à Camden
Où habite mon pote William Blake
Le radical, sur la colline de Primrose
Mon ami le punk bardé de métal
Sous les peupliers de béton, je romps
Londres de Lambeth jusqu’au nord : Camden
Dans le Tube : J’ai rendez-vous avec
La pensée du poète : Éternité
Dans une heure, et Infini dans un mot
Je descendrai aux berges d’un fleuve
Sombre, femme, homme, une vérité
Peut-être pire que mille mensonges
En nous tous se transporte, la mort
Et l’oublier est pire que mentir.
5
Parfois me prend cette foi à l’envers
La certitude de la fin : la joie
Se réchauffer dans le cosmos glacé
Toutes celles qui m’ont pris à leurs mains
Portent des noms sacrés, toutes m’ont fait
Cet homme aujourd’hui dans le grand tracas
D’homme, il a découvert le chemin
Cet enfant il le porte lui-même
Dans son ventre Ô il lui parle
Sans cesse on ne remarque rien dehors
Il vit la vie des anges de trottoir
Et comme il tricote avec les filles !
Elles portent leurs seins comme les îles
De la grande Albion, à Camden Town
J’ai rendez-vous avec toi mon Blake
Les autos ici traquent à gauche, quel
Chemin cours-tu ? quelle vie ? à ta table
Instruisant le monde de tes vers
Puis d’un saut attaquant le plateau
Du théâtre (pont de bateau, plancher
de la chambre vive, c’est bien la vie
qui te délivre, et par avance,
des planches qui t’emporteront pourrir
dans ton pays, mourir dans ton pays)
Tu attaques bille en tête : dire
Est ta vie, parler haut, chanter, laisse
La, elle, courir le monde, sa vie :
Le mouvement, l’air des pampas, les trains
L’emmèneront toujours et les avions
Dans les clouds blancs de Constable, vois-la
Le fuselage d’acier l’enlève
Elle rejoint son amour, tu pensais
Quoi ? une affaire close sans affres ?
6
Mais soudain sur le trottoir de Camden
Au bas de la colline de Primrose
Dans le pub Liberties le bien nommé
Pour une pentecôte hors de saison
La grâce descendit sur toi à Camden !
7
À Londres, tu te fends d’amour, mon gars
Tu hurles comme police en zigzag
Pas assez de rues pas assez de filles
Tu avales jusqu’à l’indigestion
On ne l’a pas sorti depuis cent ans !
8
Tu es tombé par terre abruti
Impensable ! celui qui milite
N’est-ce pas, contre l’amour de possession
Le voici pris d’une passion inénarrable
Pris au ventre, tu chasses la pensée
D’elle mais tu la chasses en vain car
C’est toi qui la fabrique sans cesse
Te voici devenu le nid d’une
Puissance amoureuse inextinguible
Une centrale d’amour explosée
Une usine uranique, diabolique
Tellurique, érotique, volcanique
Envahit l’univers de ton amour
Quel air d’incompréhension prend chez toi
Comme elle t’appelle (elle t’appelle
par ton nom, écoute, elle t’appelle
en vérité, c’est toi qui fait la voix).
9
Alors la grâce descendit à Camden
Alors dehors et dedans s’unirent
Alors un yin et un yang abreuvé
Au pub : si je repousse la possession
Je renonce à toi : je te retrouve !
Faut-il faire de grandes études
De la vie gayante pour savoir ça ?
Que nous ne sommes que de nature
Et refusons de l’obéir, bien sûr
Prétendons à la grâce divine !
Et moi je donne les divinités
Pour une bière, une bière amère
À Camden, oui, au pub des Libertés !
Les humains prétendent à l’artefact
Sentimental, mais (immédiatement
collage-soudure à l’électrochoc
la fusion des couples humains : un homme
une femme, un titre célèbre hélas)
Que cet artefact tient de l’ordre
Naturel, je m’insurge, je proteste
La richesse sentimentale : vie
Rêvée, beaucoup de musique ! et fort !
Saoule-moi, prends-moi, saoule moi, prends moi
Tu ondules des jambes, et ton œil
Noir de pie me troue au plus profond
Je suis pris comme d’un sexe mis
Je quitte chemise blanche et bracelet
Nu comme Adam à Camden je danse
Je m’invite à ton anniversaire
Dans le village où s’ouvrit la grâce
Tandis que j’étais plein de doute
Très lentement je tournerai sur moi
La vie me dévore, je viens vers toi
Par l’avion transcontinental : rêve !
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La grâce est descendue là-bas sur moi
Et le renard dans mon ventre a pris
Son nom d’amour amical, et alors
Au-dehors je suis un homme bien
Je roule carrosse, mes épaules
Portent facilement un air joyeux
Ma gueule, elle vous revient, les filles
Ne s’y trompent pas, elles me jettent
Leurs yeux hop ! hop ! hop ! hop ! à Camden, ouais !
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Loup je suis, je ne me satisfais pas
Des amours de vacances et pas non plus
Des sexuals parties ! j’aime droit
Debout, j’aime en avalant le sexe
Avaleur, j’aime par la fente où
Je pénètre des épaules Nothing,
(drôle ce no thing, pas chose, pas ça
le sexe féminin qui n’en n’a pas
dans l’ancien anglais) je t’aime par là
J’aime ce quelque chose any thing
Ton ruisselant rivage d’océan
Ventre liquide aux odeurs de la mer
J’aime infiniment, et le temps
C’est moi qui en décide en ta compagnie
Je suis un loup, j’aime la musique
Qui dévoie les mœurs et j’aime le sens
Enfantin résult de l’accouplement
De la passion et de la sagesse
Alors, dressé droit dans toi quand je rends
Le dernier soupir, je huhule
Tu me rejointes à la mort, alors
Vivant debout je ne désire plus
Que disparaître dans la mort couché
Vers toi ces mots s’envoleront bientôt
Dans le grand arc électrique Océan
C’est l’idiot qui t’écrit et il est saoul
D’amour, de Camden en Angleterre
Il hurle, le loup enfiévré de toi
Il pleure révélation, il jouit
À toi la Prise-entre-deux-cœurs, entre
Deux corps d’hommes ô si différentes vies
Et la grâce de Camden t’enseigne
L’action : penser c’est changer, ensuite
Écrire, donner, ne rien faire seul
Partager enfin mais encore ça :
Debout vivre et s’unir : dire et faire
Ne pas dire la vérité toujours
Mais travailler à la vérité
Travailler, travailler et travailler
Sans cesse être, être homme, être
Parmi les hommes, être dedans, et
Une profession : être différent
Aimer dame noire et dame blanche
Aimer, prendre et être pris, ne plus
Bouger, plus bouger, être en toi planté
Comme tu me plantes je fructifie !
12
Grâce à Camden ! Grâce à Camden ! Grâce !
À présent et je vais vivre sans fin
À la pointe de la belle extrême
Exigence, rasoir en vérité
Incommode : marcher sur la tête
Aimer deux fois ensemble ça semble
(on ne pense pas que cela semble :)
Impensable : jouer dans les larmes
Être dans un chagrin très souriant
Plaisir échangé, plaisir partagé
Vies dites, éclaircies voyageuses
Reliées à l’ailleurs, ici, là-bas
Vivre et mourir et dans le même temps
(rien de plus simple et les étoiles
en savent ! et les vers qui transmutent
les morts !) m’en vais vivant vivre ma vie
Ouvrir les yeux devant continuer
Ma quête inquiète et aimer, aimer
Aimer l’une et l’autre, mon front se fend
Toi tu aimeras l’un, tu aimeras
L’autre, le beau et le vilain, le doux
Et le sévère, l’ami, le frère
L’amant français et puis l’amant anglais
Mes yeux tombent, ma main tient mon esprit
Nous nous aimerons, nous nous aimerons
Et si trahie, la chair de nos êtres
Appelle (elle appelle mais c’est moi
qui appelle, appelle, la chienne !
Hurlante à la lune, idiotie connue)
Chair chante absence, chante présence
Bonheur et malheur imparfaitement
Un sourire monte de mon ventre
Et alors, par la grâce de Camden
Je suis au monde, et je suis dedans
Je connais l’inquiétante étrangeté
La belle inquiétude, le souci du vivant.
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Soudain l’autre nom de la vie : être
Qui possède un sens et plusieurs temps
Pénétrés l’un l’autre, comme amants
Les temps sont trois, nous sommes quatre.
14
Je serai, je suis, j’étais sans l’être
À la soudure impensée dont la grâce
Seule, la grâce, me confie le sens
Et l’épaisseur insensée du message
Matériel : fais et ne réfléchis plus
Sans la vie, l’être ne se réalise pas
Mais sans être, la vie ne vaut pas
Penser c’est changer, foin de la théorie
Poursuis, ne te tue pas au premier
Désespoir, tu en connaîtras d’autres
Attends toi au pire, l’aigu, le vif
L’insensé, l’envers, l’inaudible
Deviennent la patrie de ton âme
Par la grâce de Camden ton destin.
15
Et veille bien sur toi ma bien aimée.
© Claude Guerre, Londres les 10, 11, 12, 13 novembre 2005