Claude Simon, Le Tramway (extrait)
Le Tramway, éditions de Minuit 2001, pp. 124-125
(... si, tout de même, un peu : émotion chaque fois renouvelée lorsque après de longues heures dans l’avion qui semble immobile au-dessus de l’océan sans repères le voyageur relevant les yeux de sur le livre ou le magazine qu’il était en train de feuilleter s’aperçoit soudain que vers l’avant tout l’horizon est obstrué par une côte - ou plutôt un continent - comme tout à coup matérialisé à partir du néant, et ceci non pas sous l’aspect habituel que découvre un voyageur regardant s’approcher une terre mais, au contraire, car « cela » semble s’avancer lentement, ou plutôt inexorablement, à la façon sournoise et imparable dont s’avancent les reptiles ou la lave d’un volcan, comme une sorte de plaque ou plutôt de croûte dérivant lentement à la surface du globe terrestre. Comme si on avait le privilège d’assister des millions d’années plus tôt à cette lente dérive de continents à la rencontre - ou s’écartant - les uns des autres, croûte non pas plate mais, semble-t-il, concave, épousant la rotondité du globe, comme moulée sur lui, comme si, doré par le soleil et apparemment désert, un fragment de son écorce était surpris dans son irrépressible errance, avec ses plaines, ses montagnes, ses rivières, ses forêts, vierge d’habitants, superbe, inquiétant, empreint de cette majesté pour ainsi dire cosmique de la matière livrée à ses seules lois, s’attirant, se repoussant ou se fracassant dans une sauvage et majestueuse lenteur.)