Coefficients d’adhérence
Kaÿnan [1], au détour d’une discussion en D13, me demande pourquoi j’écris du théâtre et pas des romans, parce que les vrais écrivains normalement ils écrivent des romans, enfin des livres, quoi ; genre. Genre quoi ? je demande. Ben les pièces de théâtre c’est pas des livres, genre (il répète). Je comprends : genre mineur, je réfléchis : le théâtre, genre mineur ?, et durant ce temps, moi me tenir pensif, coi, quiet, bref : camembert.
Quiétude que Kaÿnan met à profit pour réattaquer : ben oui au début de l’année, avec la prof de français, vous avez dit que vous arriviez pas à écrire des romans. C’est vrai, je réponds. Ben alors pourquoi le théâtre vous y arrivez et le roman vous y arrivez pas, genre, alors que les écrivains normaux ça fait des livres ? il redemande.
En fait c’est simple, je réponds, toc, c’est une question de coefficient d’adhésion. Hein ? il demande (sobre, soudain). Pas d’adhésion, je rectifie, d’adhérence. Disons plutôt ça comme ça, oui : coefficient d’adhérence. Comme les pneus qui collent à la route, tu sais, les pubs pour les pneus, les sillons en zigzag dans le caoutchouc, les virages sous la pluie, l’aquaplaning tout ça. Là, je vois son regard, il se dit que vraiment, vraiment, l’écrivain, la misère grave, bon. Il comprend d’un coup que j’aie du mal à écrire des romans avec des réflexions comme ça sur les pneus (genre). Pas très tête de gondole comme truc, les téguments pneumatiques de l’écriture.
Je t’explique, tu veux ? je demande. Ouais mais vite ça va sonner, là ; genre (décidément). Bon. Voilà : quand j’écris, je colle à ce que j’écris. Comme un pneu colle à la route, tu vois : j’adhère à fond. C’est mes personnages qui écrivent et tout, je suis dedans, et la voix elle est à l’intérieur, les impulsions, les respirations dans les corps des personnages, les mots, les silences, tu vois, ça aussi on est dans le pneumatique mais pas le même pneumatique, là c’est pneumatique au sens de souffle, bref, forcément ça fait du théâtre, c’est des paroles qui sortent. Mmm (pas convaincu). Alors que le romancier, pour dessiner sa tapisserie, ses chapitres, son intrigue, ménager ses péripéties, il doit avoir une maîtrise globale de l’histoire, une sorte de recul, du coup, tu vois, il ne doit pas trop avoir la tête dans le guidon.
Quel guidon ? Quelle gondole ? Et au fait : quel pneu ? Et finalement : de quoi l’écriture est-elle le véhicule ? ai-je peur, un moment, qu’il s’inquiète, peu à peu enhardi par l’échange.
Mais non (ouf, genre).
Et le lecteur ? interroge-t-il plutôt.
Ben le lecteur, c’est le contraire. Il fonctionne sur des coefficients d’adhérence inverses que ceux de l’auteur : le lecteur de théâtre, il sait bien qu’il est dans la convention théâtrale, il prend du recul (d’ailleurs, lire du théâtre, c’est difficile, il faut prendre du recul pour maîtriser l’ensemble de la pièce - tu aimes ça, toi, lire du théâtre ? bon ben tu vois ; et quand tu vas voir une pièce, tu sais que c’est pour de faux). Alors que quand tu lis du roman, tu veux avaler le livre page après page, te plonger dedans, bref, adhérence totale.
Donc le roman on pourrait dire que c’est une sorte de circuit imprimé qui a un coefficient d’adhérence faible côté émetteur, mais fort côté récepteur, alors que le théâtre a un coefficient d’adhérence fort côté émetteur, mais faible côté récepteur.
Mmm.
Tu pourras en parler à ton prof de technologie, tu verras ce qu’il dit.
Mmm.
Un temps.
Et la poésie alors ? demande Kaÿnan.
La poésie, on change de registre, fondamentalement. On ne raisonne plus avec des coefficients de mesure d’adhérence, mais on bascule au contraire dans une échelle de déshérence.
C’est quoi, la déshérence ?
déshérence n.f. (du latin, heres, héritier). 1. Dr. Absence d’héritiers pour recueillir une succession. 2. Litt. En déshérence : à l’abandon.
C’est un abandon à la parole, côté auteur, qui répond à un autre abandon à la parole, côté lecteur.
C’est deux abandons qui se rencontrent, la poésie. C’est pour ça que c’est beau, sans qu’on sache trop pourquoi.
[1] le prénom a été modifié