« D’abord, il y a la nécessité… », Charles Reznikoff
Les éditions Héros-Limite font paraître le roman Sur les rives de Manhattan, des notes de travail rassemblées sous le titre D’abord, il y a la nécessité, des poèmes Rythmes 1&2, Poèmes de Charles Reznikoff. Le roman est traduit par Eva Antonnikov, les notes de travail par Henri jules Julien [1] dans la revue L’Ours Blanc, les poèmes en édition bilingue par Eva Antonnikov et Jil Silberstein pour la collection feuilles d’herbe.
Charles Reznikoff sur le site de la Poetry Foundation : une biographie, des poèmes (en américain).
Par le terme « objectiviste », je suppose qu’on peut qualifier un écrivain qui n’écrit pas directement sur ses sentiments, mais sur ce qu’il voit et ce qu’il entend ; qui se restreint presque au témoignage devant une cour d’assises ; et qui exprime ses sentiments indirectement par le choix de son sujet et, s’il écrit en vers, par la musique de celui-ci. J’ai essayé d’écrire ainsi.
Cette définition est extraite de D’abord, il y a la nécessité, un ensemble de notes de travail de Charles Reznikoff retrouvées après sa mort en 1976, mises par écrit probablement en vue d’un entretien ou d’une conférence. Elles abordent les thèmes de la métrique, du vers libre, de l’accentuation, de la prose et de la poésie, examinent certains points évoqués dans des ouvrages d’Ezra Pound, de Walt Whitman, Hilda Doolittle, comparent, sans les juger, deux poèmes de W.H. Auden et de William Carlos William inspirés par un tableau de Bruegel. Reznikoff y énonce ses trois règles d’écriture que ce soit en prose ou en vers : « être clair », « écrire en rythme », « être concis ». Ce recueil est accompagné d’un texte de Fiona McMahon, « Le récitatif chez Charles Reznikoff, une chronique de l’intime », de la reproduction de deux pages du National Reporter System, recueil de documents juridiques à partir de quoi Reznikoff a écrit Testimony, et du premier état de son travail.
Sur les rives de Manhattan, premier roman de Reznikoff, a paru en 1930 avec une préface de Louis Untermeyer reprise dans la traduction [2]. Des éléments biographiques et une bibliographie des ouvrages de Reznikoff traduits en français figurent en fin d’ouvrage.
Le roman se déploie sur deux continents : Russie, États-Unis. Il raconte l’histoire de deux générations successives qui s’incarnent dans deux personnages : Sarah Yetta, Ezekiel - une mère, un fils. La première partie se déroule dans la communauté juive d’Elizavetgrad, nous sommes en Ukraine à la fin du XIXe siècle. Sarah Yetta [3] est la fille d’Ezekiel et Hannah Volsky. Elle a deux frères, Michael et Israel, d’autres enfants naîtront. Leur situation familiale et sociale est précaire : manque de travail, pauvreté, épidémies, pogromes. De ville en village et retour à la ville, ils ne cessent de déménager. Le père est souvent absent, parti travailler ailleurs, au loin. La mère confectionne des petits pains que les enfants vendent au marché. Chaque jour qui se lève est incertain : que mangera-t-on aujourd’hui ? comment se chauffera-t-on ? Et quel métier exerceront les fils quand ils seront adultes : tailleur ? vitrier ? commissionnaire ? Autour d’eux des grands-pères, des oncles et des tantes, des cousins, des voisins, une communauté qui se montre solidaire pour autant que chacun reste soumis au plan divin qui dicte de ne jamais se plaindre de son sort. La multiplicité des personnages secondaires, les phrases courtes, l’absence de tout commentaire donnent un rythme soutenu à cette première partie. Le lecteur ne s’y reconnaît pas toujours dans les liens familiaux et les alliances matrimoniales, peu importe, la communauté avance, parfois piétine, d’un même pas.
Le grand-père enseigne les textes religieux au domicile familial. À l’occasion il donne des leçons particulières de savoir-vivre aux fils de ceux qui s’enrichissent. La jeune Sarah Yetta écoute. Une question la tourmente : pourquoi ne peut-elle pas aller à l’école comme ses frères ? Elle apprend à coudre des boutons, froncer des corsages, tailler des robes d’intérieur. Elle refuse tous les fiancés qu’on lui présente.
Des tâches répétées, des gestes quotidiens, des conversations laconiques, des deuils, des fêtes, des naissances forment les contours d’une vie de misère à laquelle il semble difficile de se soustraire. Ni amertume ni révolte, une implacable résignation. À peine quelques vers en yiddish auront-ils été écrits de son vivant par le père de Sarah Yetta que son épouse Hannah, analphabète, devenue veuve, les détruira de crainte qu’ils ne renferment des propos « nihilistes » qui condamneraient la famille à la relégation. Si elle reste ici, devine Sarah Yetta en observant ceux qui l’entourent, quand elle se retournera sur ces années-là elle aura oublié quels rêves, quels projets animaient sa jeunesse. Avant qu’il ne soit trop tard, d’abord il y a la nécessité, elle décide d’échapper à la vie qui l’attend et de partir en Amérique, terre promise.
Le voyage est long et périlleux : départ en train d’Elizavetgrad en compagnie de trente familles jusqu’à Krementchouk, descente du Dniepr en radeau jusqu’à Homel, passage d’une frontière, Vilnius, Kovno et de là en char à bancs vers un village où les émigrants se reposent quelques jours avant de repartir à travers champs et forêts. C’est en pleine campagne qu’un passeur leur remet leurs passeports, Sarah Yetta recevant celui d’un septuagénaire. Arrivée dans une ville allemande où ils sont « libérés de la Russie », puis embarquement à Hambourg, débarquement à Glasgow suivi d’un nouvel embarquement et de trois semaines de traversée de l’Atlantique avant d’entrer dans le port de New York. On suit Sarah Yetta pendant son installation et ses débuts comme couturière jusqu’à son mariage avec Saül Rubinov et la naissance de leur premier enfant, Ezekiel.
Juste en face de leur maison se trouvait une école publique. Un jour, un de leurs cousins récemment arrivé de Russie leur rendit visite. À trois heures, moment où l’école finissait, tous les enfants sortirent en courant – il y en avait tant ! Ses yeux se remplirent de larmes. Sarah Yetta se souvint comme elle aussi avait ardemment souhaité pouvoir s’instruire. « Nous sommes une génération perdue », dit-elle. « Ce sera au tour de nos enfants de faire tout leur possible. »
La perspective d’une communauté englobant, au risque de les contraindre, chacun des individus qui la composent se renverse dans la seconde partie du roman. Le personnage d’Ezekiel ne se détache pas petit à petit, comme celui de Sarah Yetta précédemment, d’un monde qui l’intègre, il est tout de suite là, seul, sous les yeux du lecteur, à vivre une existence qui ne relève que de lui. Ce sont sa présence et son regard qui construisent les espaces où il se déplace : immeubles, rues, avenues, boutiques, bureaux, ponts, parcs, gares. Ezekiel est un jeune homme de vingt-deux ans solitaire, timide, rêveur, grand lecteur de poésie, plus à l’aise dans les bibliothèques que dans la compagnie des autres, qui aime se perdre dans la ville et regarder les étoiles. Y a-t-il une place pour lui dans les jours et les nuits de New York où il marche sans fin ?
À l’arrière-plan, dans le logement familial, ses parents, ses nombreux frères et sœurs. L’espoir mis dans le Nouveau Monde s’est épuisé au fil des années. Sarah Yetta a baissé les bras et transmis ce qui restait de ses rêves à Ezekiel. Des bribes du bonheur autrefois imaginé surgissent de temps à autre : le cinéma pour elle, le salon du barbier pour Saül qui, en attendant son tour, prend plaisir à écouter les conversations des clients.
Le désir d’Ezekiel, dont il n’a parlé à personne de peur qu’on ne lui en démontre l’impossibilité, est d’ouvrir une librairie. Il repère un local inoccupé en sous-sol du quartier de Manhattan - nous y voilà, dans le titre, sur les rives de Manhattan. L’épicier propriétaire du local accepte d’attendre qu’Ezekiel ait vendu quelques livres avant de percevoir un loyer. Un éditeur accepte de lui donner en dépôt quelques ouvrages qu’Ezekiel lui paiera quand il les aura vendus. Chaque obstacle surmonté, chaque difficulté résolue l’étonnent. À chaque fois une question revient : doit-il dire qu’il est juif ? S’il le dit il craint qu’on ne lui fasse pas confiance ; s’il le cache il craint qu’en l’apprenant on ne lui reproche ce silence sur ses origines.
C’est dans sa librairie qu’Ezekiel fait la connaissance de Jane Dauthendey. En la voyant entrer il la trouve si belle que les mots lui manquent, des vers de Ben Jonson lui viennent aux lèvres :
Conques d’Inde
Plats d’agate, sertis d’or et constellés d’émeraudes…
Charles Reznikoff ne conclut pas le roman, comment conclure l’engendrement des générations ? La vie et la mort d’un individu, quelle que soit son histoire, tragique ou bienheureuse, obscure ou glorieuse, ne saurait l’interrompre, le roman porte sur la transmission du commun plutôt que sur l’expérience individuelle.
Sur d’autres rives de Manhattan
Un an avant la publication de ce roman, Charles Reznikoff avait publié By the Waters of Manhattan : An Annual (non traduit en français). Ce devait être le premier volume d’une livraison à parution annuelle, mais il ne fut suivi d’aucun autre [4]. Paru en 1929, By the Waters of Manhattan : An Annual est composé de deux parties : des souvenirs familiaux écrits en prose que Reznikoff intégrera dans Family Chronicle en 1963 ; « Editing and Glosses », deux longs poèmes en vers écrits à partir de textes bibliques, intitulés « Israel » et « King David ».
Dès ses débuts, Reznikoff met en œuvre deux sources d’inspiration : en prose, l’histoire de sa famille émigrée de Russie à la fin du XIXe siècle ; en vers, des textes sans auteurs revendiqués : d’abord, ici, l’Ancien Testament, plus tard les procès-verbaux d’audiences des tribunaux dans Testimony [5] et Holocaust écrit à partir des actes du procès de Nuremberg, publié en 1971-1973. Ces deux sources sont l’objet de deux types de travail différents : à partir de l’histoire de sa propre famille, s’extraire de la particularité et raconter ce qu’était la vie d’une communauté juive en Russie sous le régime tsariste et ce que fut l’émigration aux États-Unis ; à partir des textes bibliques et juridiques, reconstruire la narration sous-jacente dans une langue déliée de son support immédiat afin de redonner corps et parole à des individus.
[1] Henri jules Julien a mis en scène Testimony, récitatif de Charles Reznikoff.
[2] Dommage que le manuscrit n’ait pas été relu avant envoi à l’imprimeur. De nombreuses coquilles, une surabondance de guillemets, des approximations auraient été évitées.
[3] Une petite sœur de Tandy Hard, la fillette qu’imagina Sherwood Anderson en 1919 dans son roman Winesburg-en-Ohio.
[4] Ces éléments se trouvent dans Poems 1918-1936, premier des deux tomes des Œuvres de poésie complètes de Charles Reznikoff éditées par Seamus Cooney pour Black Sparrow Press, Santa Barbara, 1978.
[5] Testimony : The United States 1885-1915 : Recitative, paru en deux volumes en 1965 et 1968, le deuxième à compte d’auteur.