Daniel Cabanis | FANTOMATIQUES AVEC CHAPEAU
Vision 1
Paula Rissenbank fait absolument comme si elle ne me voyait pas.
Je ne comprends pas, normalement Paula est une amie. On se connaît depuis longtemps. Il y a six ans, lorsqu’elle a réussi à publier chez Boli & Boli son premier recueil de poèmes Vitres et jambon fumés, j’ai été le seul à, à quoi ? J’ai été le seul. Net et carré. Ce livre ne valait rien : Vitres et jambon fumés ! Je le lui ai dit. Trop de gras, pas assez d’os, et des obscurités ; ça ne vaut pas tripette. Elle a aimé ma franchise, et a laissé tombé la poésie. On a commencé une liaison distraite. Elle s’en foutait, moi aussi ; on ne voulait pas d’une histoire d’amour. Ça a duré quelques mois. Puis elle m’a présenté son fiancé : Guy Chnor. Le genre grand blond fadasse, avec une coquetterie dans l’œil. Elle m’a dit (comme s’il s’agissait d’un exploit) Guy a pris la gérance d’un magasin de chaussures de luxe, rue du Cherche- Midi. Ah ! j’ai dit. Mes relations, déjà informelles, avec Paula se sont effilochées. On ne s’est plus vus que DE LOIN. Ça a été sa période Bottines et Escarpins. Guy Chnor complet mordu a dû y laisser des plumes. Et puis elle l’a largué. Je l’ai su par la bande. On s’est un peu revus. Elle m’a parlé du roman qu’elle avait écrit pendant les trois années où elle a vécu aux crochets de Guy, un roman intitulé La rupture de mon vœu de chasteté. Je l’ai lu : un texte idiot, et mal écrit. Je le lui ai dit. Cette fois, elle a moins aimé ma franchise et m’a supplié, offres de sexe à l’appui, de l’aider à trouver un éditeur. J’ai résisté (pas facile). Je lui ai conseillé d’écrire autre chose. On verra après, j’ai dit. Et puis rien. Le vide. Je me demande si elle revoit Guy Chnor.
Je ne comprends pas, normalement Paula est une amie. On se connaît depuis longtemps. Il y a six ans, lorsqu’elle a réussi à publier chez Boli & Boli son premier recueil de poèmes Vitres et jambon fumés, j’ai été le seul à, à quoi ? J’ai été le seul. Net et carré. Ce livre ne valait rien : Vitres et jambon fumés ! Je le lui ai dit. Trop de gras, pas assez d’os, et des obscurités ; ça ne vaut pas tripette. Elle a aimé ma franchise, et a laissé tombé la poésie. On a commencé une liaison distraite. Elle s’en foutait, moi aussi ; on ne voulait pas d’une histoire d’amour. Ça a duré quelques mois. Puis elle m’a présenté son fiancé : Guy Chnor. Le genre grand blond fadasse, avec une coquetterie dans l’œil. Elle m’a dit (comme s’il s’agissait d’un exploit) Guy a pris la gérance d’un magasin de chaussures de luxe, rue du Cherche- Midi. Ah ! j’ai dit. Mes relations, déjà informelles, avec Paula se sont effilochées. On ne s’est plus vus que DE LOIN. Ça a été sa période Bottines et Escarpins. Guy Chnor complet mordu a dû y laisser des plumes. Et puis elle l’a largué. Je l’ai su par la bande. On s’est un peu revus. Elle m’a parlé du roman qu’elle avait écrit pendant les trois années où elle a vécu aux crochets de Guy, un roman intitulé La rupture de mon vœu de chasteté. Je l’ai lu : un texte idiot, et mal écrit. Je le lui ai dit. Cette fois, elle a moins aimé ma franchise et m’a supplié, offres de sexe à l’appui, de l’aider à trouver un éditeur. J’ai résisté (pas facile). Je lui ai conseillé d’écrire autre chose. On verra après, j’ai dit. Et puis rien. Le vide. Je me demande si elle revoit Guy Chnor.
Vision 2
Shelin Dackerman est sur le point de m’adresser la parole, et puis non.
Je connais Shelin depuis dix ans. En arrivant ici, elle a su vite se faire apprécier de la coterie des artistes locaux. Moins pour sa peinture abstraite maniérée (vue et revue) que pour son art d’organiser de mémorables fêtes et orgies dans son atelier. La fiesta a duré trois ans. Puis Shelin s’est calmée. Elle a travaillé comme prof de gravure dans les ateliers d’art municipaux. Ça n’était pas très MODERNE mais, faute de vendre ses croûtes, la pédagogie de la pointe sèche lui a permis de VIVOTER. Avec le temps elle a eu de la promotion. Guy Chnor, le grand Manitou des services culturels, lui a confié la mission de faire vivre LE CERCLE, une fenêtre d’environ 150 cm de diamètre ouverte sur l’espace public au pied d’un HLM du centre-ville. Il s’agissait bien sûr de mettre l’art à la portée de tous, ici, des passants, en exposant chaque semaine un artiste différent. Les vernissages-beuveries du jeudi soir ont attiré du monde. On s’est bousculé au début pour faire voir son art aux populations locales puis la ferveur est retombée. Et elle a eu du mal à attirer de nouveaux artistes. Le vil Guy Chnor l’a stimulée, lui faisant miroiter une expo perso à la galerie d’art municipale. De mon côté, je n’ai jamais voulu montrer mes aquarelles numériques dans le cadre étroit du Cercle. Un contresens, à mon avis. Shelin m’a invité cinq ou six fois : j’ai toujours refusé. Poliment. Il y a peu, elle a remis ça. Son insistance m’a déçu, je l’ai envoyée paître. J’ai horreur de l’ART POUR BADAUDS, ai-je dit ; quelle qu’en soit la forme ! Mets-toi bien ça dans le crâne. Depuis, elle est fâchée.
Vision 3
Kevain Gauchy-Ruppé passe près de moi et m’ignore superbement.
À l’origine Kevain s’appelle Kevin. Puis, maudissant sa mère célibataire, il s’est ajouté un a pour faire Kevain. C’est mieux, dit-il ; j’ai moins l’air d’un trouduc américain. (Ah, vraiment ?) L’année dernière, Kevain a perdu son travail de concepteur et aménageur de cuisines haut de gamme. Il se déclarait l’un des deux ou trois meilleurs cuisinistes de la place de Paris, mais il y a eu des plaintes et il a été VIRE sans indemnités. Ma gestion de la relation client sur le terrain a été jugée inappropriée, dit-il, surtout avec les clientes. Kevain est un Kevin ! Il a toujours eu cette ridicule prétention du vendeur mâle commun qui croit son bagout irrésistible et ses érections un cadeau de la maison. Un soir, après son licenciement, il est venu me pleurer gilet. Il a dit Je suis grillé dans la profession, et j’ai plus un kopeck. Je l’ai gentiment nourri, et abreuvé de whisky toute la soirée. Il a été pitoyable (au point de se dégueuler deux fois dans l’évier). Le lendemain, je lui ai trouvé du travail au noir : des chantiers peinture et plomberie. Il a fait la moue. Kevain, c’est dans tes cordes, j’ai dit ; t’as pas trop le choix ! Il a refusé. Je l’ai mis à la porte. Et je ne l’ai plus vu (bon débarras) pendant plusieurs mois. J’ai eu récemment ET PAR HASARD des nouvelles de lui. Dans le bus 91, je tombe sur Guy Chnor, un ami commun. On papote. Il en vient à me dire que notre camarade Kevain aurait entamé une carrière d’acteur. Porno ? je demande. Non, dit-il ; Kevain doit jouer dans Le Dindon de Courteline. FEYDEAU, je dis. Bref, dit Guy Chnor, ce petit bouffon va se croire une star.
Vision 4
Gusson Ledrecht reste à distance, en s’efforçant de ne pas me voir.
Pendant que Gusson était en prison, je ne suis pas allé le voir. En cinq ans, JAMAIS. J’y ai pensé parfois, et me suis abstenu : il ne me manquait pas. Clariss me faisait la leçon. T’es salaud, il doit souffrir de la solitude, disait-elle. Mais elle n’allait pas plus que moi le visiter ; Gusson a pourtant été un premier mari pour elle (alors que pour moi : rien). Au fait, quelle solitude ? Dans nos prisons surpeuplées, les types avenants ne manquent pas, auxquels s’acoquiner pendant la promenade ou à l’atelier ; il y a même des innocents. Donc, si Gusson a eu à souffrir, ce n’est pas tant de la solitude que de la promiscuité, des rats, de la misère sexuelle (?). Quoi qu’il en soit, à l’ombre, cet idiot a un peu cessé de l’être : il a eu la bonne idée d’étudier. Droit et philo. Quand il est sorti, je l’ai trouvé très fréquentable. On l’a invité à dîner plusieurs fois. Il se tient bien ! a observé Clariss. Il est vrai qu’il ne proférait pas d’insanités, ne se saoulait pas, n’exhibait pas ses tatouages, et n’essayait pas de violer son ex entre le boursin et la poire Belle Hélène ; un bon gars, en effet. Il a terminé son droit, et a conclu par une thèse de doctorat sur Le sort posthume de la personne humaine en droit privé qui a été, dit-il, FELICITEE par le jury. Il est avocat maintenant, chez Zhimber, Chnor & Courteby, cabinet réputé, où il s’occupe de divorces mondains et de successions litigieuses. C’est un type bien, à présent. Presque : j’ai appris incidemment que sa thèse de doctorat était le plagiat d’un ouvrage inédit d’une consœur. J’ai dit Tu seras toujours un ESCROC. Peccadille ! il a répondu.
Vision 5
Gilliane Jagossian me regarde bizarrement, les yeux dans le vague.
Dès que Gilliane a emménagé dans la villa voisine, longtemps restée inoccupée, j’ai crains pour ma tranquillité (vivre seul au bout d’une vague impasse introuvable est un privilège, non ?). Au début, tout s’est bien passé. Elle est venue se présenter. On a sympathisé. Gilliane dirige une agence de voyage au centre-ville. J’ai des BONS PLANS de dernière minute, N’HESITEZ-PAS, elle a dit. J’ai remercié, sans donner suite (qu’est-ce que j’irais faire à Cuba, ou à Chypre ?). Après quelques semaines de bon voisinage, le calme local qu’en égoïste j’avais cru menacé par elle m’a semblé sauf. Je n’irai pas jusqu’à dire que sa présence m’agréait mais parfois on causait par dessus la haie mitoyenne et certains soirs, chez l’un ou chez l’autre, on grillait quelques paires de saucisses en buvant du rosé. Environ un an après son arrivée un type est venu vivre avec Gilliane. Un FIANCE, elle a dit. Tout de suite, j’ai vu ça d’un sale œil. Instinctivement, j’ai pensé Un parasite. Et en effet, Guy Chnor (car tel était le nom ridicule de ce fiancé indésirable, et à mon avis un peu trop sûr de lui), donc ledit Guy Chnor ne travaillait pas, et il se traînait toute la journée chez Gilliane où il invitait ses nombreux potes à boire des bières jusqu’à plus soif. De surcroît, s’il n’était pas saoul, ce tocard se piquait de composer sur ordi de la musique électro. J’ai parlé avec Gilliane. Je lui ai dit le problème, bruit et nuisances. Elle a eu l’air de compatir mais n’a rien fait pour chasser l’intrus. J’ai donc commencé à élaborer la mort subite de Guy Chnor. Gilliane est prévenue : ce sera un crime parfait.
Vision 6
Bottar Winerbassel ne me reconnaît pas, comme si j’étais un Chnor.
Le dernier roman de Bottar, Va savoir, Guy Chnor, m’a déplu dès le titre (qui ne veut rien dire), ensuite EXASPERE (tu parles d’un ROMAN !). L’intrigue (s’il y en a une ?) est indiscernable (passe encore), mais tous les personnages, y compris féminins, s’appellent Guy Chnor (et ça, c’est insupportable) : impossible de savoir de façon sûre où on en est de l’HISTOIRE, et avec qui. La confusion est totale : Guy Chnor travaille chez Guy Chnor, se dispute avec son collègue Guy Chnor puis va déjeuner avec une amie nommée Guy Chnor ; le soir il est invité à dîner chez une autre Guy Chnor, et au moment où il va coucher avec elle, il reçoit un appel du pompier Guy Chnor comme quoi sa mère, Mme Guy Chnor, a eu un malaise et se trouve aux urgences de l’hôpital Guy Chnor. Il y va mais sa mère est introuvable ; tous les malades s’appellent Guy Chnor. Et ainsi de suite sur quatre cents pages illisibles : marre à la fin, de tous ces homonymes ! Lâchement, pour ne pas fâcher Bottar, j’ai feint d’admirer son chnoresque opus. Prodigieux ! Un tour de force ! j’ai dit. Et ce que j’escomptais (et craignais aussi) est arrivé : il m’a proposé de le traduire en allemand. J’ai un éditeur, c’est urgent, il a dit. J’avais le temps (et grand besoin d’argent), j’ai accepté. C’est un honneur, j’ai dit (comme hypocrite, je me pose là). J’ai mis six mois à traduire le texte (de rudes migraines m’ont ralenti). Puis, Bottar est allé en Allemagne pour promouvoir le livre. Il en est revenu mortifié. Un ECHEC ! m’a-t-il dit ; ta traduction a été jugée stupide. Ces Allemands n’ont aucun humour, j’ai dit.
29 octobre 2017