Daniel Van de Velde | Les transitions narratives

             Les transitions narratives est un texte en deux parties, composé de 160 séquences. Les séquences impaires sont un décompte d’âge projeté par dizaine d’années. Dans la première partie, les séquences impaires sont un décompte qui commence par (séquence 1) : En 1564, j’aurais 1 an pour finir par (séquence 79) En 1963, j’aurais 400 ans. La seconde partie commence par (séquence 81) : En 1965, j’avais 1 an pour finir (séquence 159) par En 2364, j’aurais 400 ans.
             Deux fois 400 ans donc.
             Dans la seconde séquence, de la séquence 81 à la séquence 89 le décompte inclut un temps (l’imparfait) de 1 an à 44 ans : En 2007, j’avais 43 ans. En 2008, j’avais 44 ans. En 2009, j’aurais 45 ans. En 2010, j’aurais 46 ans.

             Les séquences paires sont constituées de textes plutôt brefs pour la première partie. Dans la seconde partie les textes s’étendent, s’étirent. Même si des séquences courtes s’intercalent parfois. Il y est question de quelqu’un. Apparemment toujours la même personne.

             Les séquences impaires confèrent à la lecture du texte un rythme, une scansion particulière. Elles donnent aux textes des séquences paires un étirement dans le temps. Une phrase revient parfois, comme un leitmotiv : Je vis pour que quelque chose en moi ne soit plus ma propre trace. Celle-ci vacille. Je vis pour que l’oubli redevienne la flamme d’une bougie.


 

110 - Signe que tu ne t’inventeras pas hors du domaine du visible.

Son visage, une pierre. Son corps, un corps. Une poche accrédite de la présence d’une main. Le jour est doux. Lente, l’eau du canal sursoit à son maintien. Il aime le canal. Un escalier, tout de pas poli, conduit chez lui.
Cet homme pleure parfois. Parfois, il ne fait rien, il regarde. Ni les choses, ni les non-choses, ni au loin, ni au fond de lui. Il regarde. Il a la possibilité de lire, mais cela, il ne le fait pas.

Ça ne vient pas du jour, ne vient pas de la nuit. Ne vient pas de lui, ne le rejoint pas.

Il se nourrit aussi. Il mange.
Ai-je déjà dit que cet homme pleure parfois, que parfois il ne fait rien ? Il ne sait pas coudre. Pour lui, les mots croisés empêchent les mots d’être des mots, du moins ça met les mots hors mots. Alors il s’en passe.
Il rêve comme il y a des chiffons : quelque chose de jamais tout à fait intentionnellement produit mais qui se trouve être là. Il y a, quelque part, ce qu’il faut de chemin pour que de temps à autre il puisse se déplacer.

On ne l’enterrera pas. On ne sait pas ce que l’on fera de lui.



111

En 2115, j’aurais 151 ans. En 2116, j’aurais 152 ans. En 2117, j’aurais 153 ans. En 2118, j’aurais 154 ans. En 2119, j’aurais 155 ans. En 2120, j’aurais 156 ans. En 2121, j’aurais 157 ans. En 2122, j’aurais 158 ans. En 2123, j’aurais 159 ans. En 2124, j’aurais 160 ans.



112 - Des lignes

Des échanges de livres. Des livres pris dans des lieux, déposés dans d’autres. Ils ont organisé des rencontres. Dans des lieux et dans d’autres. Se sont dispersés aussi.

Une branche d’ailante, branche de peuplier aussi, de sycomore, et d’autres branches et le frêne ailleurs. Frêne aimanté.
Prèle, fougère, bruyère et tant de ramifications, d’espaces ouverts où ces plantes essaiment des registres de datation, d’implantation, de disparition aussi.

Des lignes de pluie, des averses, des lignes de bruit, aussi, des routes. Veilleuse, phare, code, c’est selon à la sortie du tunnel. Un lieu, des pneus. Momentanément à l’écart de cela aussi. Des livres, des pierres. Dissoudre les minéraux : sodium, calcium, potassium, magnésium. Dissoudre les liens. Les lieux aussi.



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En 2125, j’aurais 161 ans. En 2126, j’aurais 162 ans. En 2127, j’aurais 163 ans. En 2128, j’aurais 164 ans. En 2129, j’aurais 165 ans. En 2130, j’aurais 166 ans. En 2131, j’aurais 167 ans. En 2132, j’aurais 168 ans. En 2133, j’aurais 169 ans. En 2134, j’aurais 170 ans.



114 - Seconde intersection troyenne

Ce n’est pas que nous entendions le train mais à proximité de nos chambres il y avait le chemin de fer. Derrière nos appartements respectifs, un parc et au-delà de constantes formes de vies abrégeant ou prolongeant la surface du sol. Dans d’autres fuseaux horaires, antérieurs, ce devait être un quartier résidentiel. Un côte-à-côte d’hôtels particuliers échelonnés au-delà du centre historique. Des étages, des trames de vies en superposition. Les forsythias ne datent pas de ce temps-là, ni aucune des fleurs présentes aux balcons. La pluie non plus. Idem pour les lampadaires, les enseignes lumineuses, les sigles évoquant tantôt une compagnie d’assurances, tantôt le siège social d’une banque, d’une entreprise. Des murs de briques, de lourds portails d’acier compartimentent les espaces. Des rues longent, d’autres s’éloignent. Un arrêt de bus somnole indifférent, de jour comme de nuit. Vantaux clos, fenêtres éteintes, passé dix-neuf heures. Deux espaces éclairés, passé dix-neuf heures, le sien, le mien. Nos espaces réciproques le temps d’une résidence, pris dans un réseau de bâtiments plus ou moins grands, plus ou moins hauts qui s’étalent entre, devant, une cour recouverte de gravier et derrière, un parc. Il y a vingt ans de cela, c’était l’école municipale des beaux-arts. C’est devenu un centre d’art et un lieu de résidences et d’ateliers d’artistes. Résidence un : chez elle, parquet de chêne, hautes fenêtres, frises au plafond. Résidence deux : la mienne, un seul étage sous les toits. Deux fenêtres dans la cuisine-salle de séjour donnent sur le parc. Dans les autres pièces le jour vient du toit par les velux.
Nuit, grande et belle nuit de juin après deux trois jours d’averse. Une humidité persistante de pluies fines et intermittentes. Pour faire simple, la ville, par les gorgones qui peuplent sa cathédrale, une ou deux ruelles forcément étroites, s’arroge un moyen âge. Par de hautes demeures colorées à façades en pans de bois, quelques vitraux brillamment restaurés, elle abrège en un seul les dix-septième et dix-huitième siècles. Par des sites industriels en reconversions constantes, quelques hôtels particuliers, elle abroge le dix-neuvième siècle. Ouvre la brèche d’un vingtième siècle qui y reconfigurait constamment ses élans marchands. Les usines ne produisent plus, stand by. Les quelque quatre cent mille êtres qui y vivent plus ou moins, parfois comme des figurines en mouvement sur fond de paix sociale et de contentements régaliens, ont maille à partir avec le vingt-et-unième siècle naissant. Un brassage d’époques somme toute anodin, à la fois splendide et ennuyeux qui se joue entre artères (faire le tour de la ville en voiture) et rues commerçantes où battre le pavé. Je ne suis pas de cette ville. Je ne suis d’aucune ville. Elle est une femme de par-delà les prairies, incluse comme d’autres dans des fuseaux horaires, des questions de rues, de pressions économiques et atmosphériques. D’un autre continent. Une tectonique des jeux. Soir après soir, nous avons simplement expérimenté ensemble durant ce séjour un territoire de non-retour sur fond de vacuité résidentielle, un continuum désertique d’événements désordonnés qui posait la ville et ses environs en toile de fond. Par deux êtres parfois passent des lueurs d’incertitude. C’est elle qui a noué le contact. Nous étions là, le soir, sans réelles attaches, une sorte de no man’s land. La démarche distante, on ne sent pas tout de suite la lente montée de la solitude qui accompagne ce vagabondage. Solitude qui vous rejoint après. Bien après. Il suffit d’un soir, échouer à la mauvaise heure en bout de quai et brusquement n’être rien parmi des bouts de rien. Lieu de bruine et de déconvenues existentielles sous des halos jaunâtres se répétant à longueur de quai. Aller loin la nuit enfant et quelque chose en vous ne veut plus jamais revenir. Aller loin la nuit plus tard et toujours quelque chose en vous adulte ne veut plus jamais revenir. Une proximité avec des éléments de désuétude, de contrition des corps donne un goût infini, rémanent pour les interstices.
Elle a une belle gueule arrachée à je ne sais quoi de frontal, de libidinal avec une grande bouche. Le murmure du monde, des rumeurs de mondes : modulations de fréquences. Modulations et fréquences à profusion, une gueule actuelle constamment reconduite sur une échelle virtuelle. Si je dis qu’elle est nonchalante, je dis rien, je dis pour moi. Pour nous. Pour un bruit d’infortune entre deux passages de train, un bruit qui erre d’un lieu à un autre. Une addition de lieux traversés à deux. Errer c’était alors déporter les sentiments, les attitudes, les démarches vers un champ de perceptions constantes. N’être qu’une silhouette sans suite faite de constants éveils sonores et intellectuels.

# Dans le quartier de la gare, un bar à tapas dont la terrasse emmitouflée dans des baies vitrées déborde sur le trottoir. La première fois, je la revois qui replie son parapluie. Ce lieu devenait subrepticement soir après soir notre lieu de sortie et d’échouage. Conversations tactiles. Après nous rentrions. Le bar ferme au plus tard à une heure du matin : décision préfectorale dixit le tenancier. Un taux constant de caféine évacuait les envies de sommeil vers les trois quatre heures du matin. Alors nous retournions là-bas prendre la voiture. Des dérives d’asphalte sur un pourtour de cinquante kilomètres autour de la ville. Avec parfois des tangentes, des virées vers un nulle part à deux. Une somme de quatre roues, d’amortisseurs, d’accélération et de décélération mutuellement consenties. Feu rouge, stop. Tourner à droite, warning, portail en deux ouvert sur du gravier luisant. Éteindre le warning, se garer, refermer le portail. Fermeture centralisée, schling. Bonsoir. Bonne nuit. Papillons, deux nuits, un sommeil inscrit sur des lits de passage. Sortions de là, d’un être-lieu succinct pour nous laisser dévisager, en roulant, par un nulle part émanant subrepticement du paysage campagnard nocturne. Tout en roulant, involontairement, nous dévidions nos formes de vie convenues. Nous nous laissions conduire. Alternance de plaines, de collines, de forêts et de vallées plus ou moins prononcées. L’asphalte est récent mais le tracé des routes est plus ou moins ancien, exception faite de l’autoroute, tangente, accélération, long trajet, annihilation des spécificités locales, une cartographie mentale en filigrane. Des routes campagnardes donc et dès les premières véritables émanations nocturnes, modems atmosphériques en déconnexion constante, une dissipation des signes, une désappropriation des frontières, un climat tempéré d’ouvertures latérales. Au premier regard, des champs, des forêts, des habitations peu à peu indistinctement champs, forêts, habitations. Une vacance intermittente et le monde surgissait alors immense, recyclant tour à tour paysages et perceptions paysagères.

# Un climat tempéré d’ouvertures latérales, portières. Se remettre à pied. Nous nous sommes perdus un peu stupidement perdus. Complètement même, profils de hangars où résonne la silhouette identique d’un autre hangar. L’usage valide la forme. Puis peu à peu la forme engendre de nouveaux usages. C’est grand, c’est haut, c’est ouvert aux vents comme une lucarne par où passe une part d’infinitude. Nous marchions depuis cent mille ans, corps amoindris de corneilles ou corps niais de collégiens. Vol au long court. Ce que nous avions pris pour un mur se déconstruisait au fur et à mesure que nous en approchions en un tas de bois parfaitement agencé. Le contournant nous étions enfin dans la béance du hangar : moissonneuse-batteuse, deux tracteurs, une remorque, une herse et deux charrues. Le tout embaumé par une forte odeur d’huile et de poussière mêlées. À mon grand étonnement pas d’aboiement. Il y eut bien à un moment quelques silhouettes furtives à quatre pattes mais le son lourd, terreux ferait plutôt penser à des sangliers. Pour elle tout cela était comme neuf, inhospitalier. Massive extinction des sons, plus d’horaires jusqu’au prochain aéroport. Une quiétude in fine. Dans quelques jours, elle part pour Buenos Aires. À peine parle. « Je connais pas tout ça. Tu connais toi ? » « Oui, je peux t’expliquer. Au commencement étaient les lignes à haute tension, les serrures, le thermomètre et un ou deux gazoducs. Magnétiquement parlant, le monde était une effusion de vies embryonnaires en extension. Mathématiquement parlant nous apparaissions de manière aléatoire, lignes de vie soustraites à d’autres lignes de vie. Le partage avait pris la forme de l’asphalte, des croisements et des sens giratoires. Comme nous revenions bredouilles, nous avons mis au point les ronds-points. S’en est suivi un long hiver de rouille, de douilles et d’écrous. À peine s’ébauchait la culture des murs que des disjonctions apparurent, établissant en nous la durée, l’écoulement et le sens de l’orientation. Un silo à grain s’ennuyait... » « C’est quoi, un silo à grain ? » « Tu vois là-bas ce cube de ferraille ? » « Oui. » « C’est ça un silo à grain. Je ne sais pas pourquoi il est silo mais je sais qu’il est à grain parce que son usage est de contenir du grain. » « Ok, d’accord. » « Je ne sais plus où j’en étais… » « Ton silo à grain s’ennuyait... » « Ah oui. » « Tu crois qu’on pourrait faire un feu ? » « Oh c’est compliqué les feux. Il faut des puits pour ça. Il faudrait d’abord creuser un puits. Après attendre que des branches tombent des feuilles tombent des arbres des branches. Des chutes quoi. Les mettre par ordre d’apparition au fond du puits, par la chute. Y laisser tomber des allumettes allumées en chute libre et attendre que le feu prenne. On ferait peut-être mieux d’essayer de retrouver la voiture. » « Ah je savais pas que c’était si compliqué de faire du feu. Je pensais juste à ça pour se réchauffer. Bon d’accord on va chercher la voiture. » L’idée de couper court par le verger alors qu’enfin silhouette de voiture se profilait ci-devant lune, n’était pas mauvaise en soi. Mais l’herbe fut haute, humide, hostile, pâturage de verger n’égale pas graminées fluctuantes prairies germinées... Chaussures estivales détrempées, pantalons mouillés jusqu’aux genoux. Clef de contact sur abri intérieur de vie, chauffage, éclairage distant, plein phare sur asphalte récurrent, la pointe d’un son sortant des quatre baffles s’émonde en elle, en moi, alors que les basses se confondent aux ronflements du moteur. À nos cuisses, nos ventres. Pulsations. En elle, par la nouveauté jamais restrictive tant l’électroacoustique fait écho à des perceptions archaïques, visages de pierre aux fluctuations aminées. « Ah mais j’aime vraiment beaucoup ça. »

L’aube nous brûlait les paupières, nous dévisageait amorphes. Chacun s’était allongé sur un canapé. Canapés en vis-à-vis. Ma résidence. Entre les deux, sur la table basse, des restes de clefs, de tabac, de monnaies, de tickets. Un bleu cinglant, électrique se détachait des fenêtres percées dans les toits. Dévider des voix, des bribes de conversation sous quoi remontaient des bribes de manque de conversation. Un flot de fatigue, détente, endormissement. C’est à peine si je l’ai entendue se lever. Le bruit, à l’autre bout, de la porte et c’est tout.


Image : Discerner de Daniel van de Velde ©

25 septembre 2011
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