Dans la diagonale : Bégaudeau joue technique - et juste
L’inertie a mille visages, manteau mature cheveux bouclés polo moulant, et alors quoi faire sinon obtempérer quand ils ouvrent des bras de pieuvre ? Les coins de rue sont des pièges. Il faut ralentir à l’approche puis s’écarter de l’angle saillant au prix d’une courbe qui en polit la pointe prête à couper l’élan, puis à nouveau tête droite buste haut c’est loin devant qu’on porte le regard, à hauteur des visages parmi quoi il s’agit de repérer la connaissance vieille. À son insu. Impérativement à son insu. Une fraction de regard réciproque et c’en est fini, c’en est triste, c’en est foutu. C’est prévenir qu’il faut. Que la rencontre n’ait seulement pas lieu, que l’autre ne voie rien ou alors trop tard, après seulement qu’un coup de rein doublé d’une accélération rectiligne m’a fait fondre sur lui, si bien qu’il me perçoit mais déjà s’enrhume du courant d’air qu’à sa portée je crée, absorbé dans d’impérieuses pensées, regard requis par l’horizon, l’esprit tout à la mission bienfaitrice qui m’appelle en haut de la rue mais. Mais, stupéfiante abnégation dans la lourdeur, certains vous interceptent ou vous rattrapent, jambes tentaculaires à leur cou c’est marrant comme ça fait drôle disent-ils vous ayant agrippé. C’est pourquoi à la fuite en avant je préfère la déviation intangible, l’écartement subtil, l’indistincte digression, ni vu ni connu bifurquer, sans éclat s’excepter de l’ordre de marche, tête haute buste droit j’aperçois le passé au-devant et zip je tords ma trajectoire en une oblique subreptice qui me mène à la chaussée traversée dans l’axe de l’impulsion biaise, débonnaire comme si cette ligne permettait seule de rallier le trottoir opposé où maintenant me voici à l’abri, et d’où je peux, souverain, risquer une volte-face pour observer le dinosaure au bout de l’oblique inverse.
(Méthode d’esquive diagonale ou, comment éviter un vieil ami oublié resurgi, comment biaiser face à l’affront du passé affiché comme toujours existant, comme autre chose qu’une fiction intérieurement retravaillée.)
Le deuxième livre est souvent essentiel pour entendre un auteur : là les questions se creusent, là les erreurs (divergences) se confirment, là les manières ajoutées s’oublient, s’agrègent, font une voix. Dans la diagonale, deuxième François Bégaudeau, dont la critique avait, loué, paresseusement, le premier opus, Jouer juste, pour ses défauts plus que pour ses belles et majeures erreurs. Des défauts ? Celui d’être malin, impeccablement posé là où la rentrée littéraire n’attendait pas, au carrefour d’un thème et d’une forme décalés : tenir un propos savant, à tiroirs, à double fond, sur un objet aussi prosaïque et rebattu que le football, c’est décalé autant qu’il faut : avec ça, une bonne quatrième et le plus gros du boulot de la presse est déjà fait. Des erreurs ? Si heureuses : d’à un moment venu du discours, déraper VRAIMENT, au-delà du décalé, virer ailleurs, quand la voix toute tracée traçante de cet entraîneur déceptif quitte VRAIMENT son axe, voile sa roue, se fait belle et folle, « car la ligne droite n’est le plus court chemin que pour les imbéciles. »
Page 76 de Jouer juste, le récit acrimonieux de la défaite amoureuse prenait le large : « je me suis retrouvé devant l’ascenseur puis dévalant les marches, je ne m’étais pas senti ouvrir la porte, je ne l’avais pas entendue claquer, peut-être ne l’avais-je pas ouverte, peut-être l’avais-je enfoncée mais je l’aurais entendue ou plutôt non car je n’entendais plus rien je n’entendais que les poules, peut-être étais-je passé au travers, tout était possible car l’espace était n’importe quoi, l’espace bégayait, c’était un espace en forme de dents et de formules creuses, un espace très peu spatial, j’ai dû m’y reprendre à trois fois pour atteindre la porte qui ouvre sur le hall du rez-de-chaussée car le colimaçon de l’escalier me projetait de biais à sa sortie, le long des boîtes aux lettres le concierge a dit bonjour, j’ai dit quelle est la couleur de la jupe qu’ils se disent dans l’oreille ?, dehors j’ai composé dans le vide le digicode, tout à l’envers cotcotcot et je m’en rendais compte en plus, la rue avait changé de tête, elle avait de la peinture de guerre sous les yeux et pas d’yeux, je marchais sans y penser, je savais que d’aller où j’allais était n’importe quoi mais y aller était plus fort que la pensée, c’était plus fort que mes pieds, c’était bête comme une chaise et je m’en rendais compte en plus, j’avais juste assez de tête pour me rendre compte que je n’en avais plus, je marchais avec le ventre, un non-pied derrière l’autre, ». Quand parle ce qui meut, ce qui court et qui n’est pas les pieds, quand la course s’emballe ainsi en réponse à la surchauffe intérieure, s’inscrit le nœud intime de cette parole lancée, divergente, toujours aussi précise mais enfin électrique : il n’y a plus, enfin, ni fond ni forme, mais les deux accouplés, indissociables, et dans cette phrase élastique s’inscrit le mouvement.
C’est aussi quand vient le moment de courir, que la voix prend jambes et la fuite, que Dans la diagonale devient autre chose que la somme de ses qualités objectives, qu’enfin (un+un+un+un+un+un+un+un+un+un+un) cesse de faire seulement (onze). Peut-être qu’alors le travail est fait, que Bégaudeau, ayant passé l’examen, montré patte multicolore et habile, joué court puis long puis court, avec la même aisance, laisse le texte s’émanciper, fabriquer sa propre matière, parvenir à ses conclusions : qu’à tout perdre assurément, autant prendre la fuite la plus belle qui soit, tangente absolue perpétuelle, droit devant mais de traviole, droit sur la ville pour être seul, droit sur les autres pour y être, enfin, seul, perdu en route et la poursuivant, sa route, mal entouré donc plus que seul, courant après ses propres pieds, aucun résultat escompté mais, au moins, et simplement : en mouvement.
au bout de l’axe que j’ai vu emprunter il y a une brèche et je disparais
dans la diagonale,
pile dedans, pas un millimètre à côté, pile entre les arbres insécables puis course dans l’axe décidée par l’impulsion biaise, à travers le grand champ nu.
Les deux livres de François Bégaudeau sont édités aux éditions Verticales.