De l’héroïsme

Carnet de résidence d’Olivier Charneux à Bagnolet

Texte 1.

=DE L’HÉROÏSME=

Organiser un atelier d’écriture dans un lieu qui n’est pas dévolu à première vue à la culture ne se fait pas du jour au lendemain. Il faut aller sur place plusieurs fois pour rencontrer les gens et comprendre le fonctionnement de l’endroit, surtout quand il s’agit d’un lieu d’urgence sociale réservée à une de nos premières nécessités : se nourrir. La boutique de la solidarité de Bagnolet a été créée en 1998. Elle est née de la réunion de deux associations caritatives (le Secours Populaire, l’Entraide paroissiale) avec le comité de chômeurs CGT qui ont décidé d’agir ensemble. La boutique de la solidarité ne fonctionne pas comme les Restos du Cœur. Ici, les gens passent par une assistante sociale et surtout ils participent à leurs achats en payant 1/10 e de leur nourriture. Tous les bénévoles de cette association les appellent donc des « clients », des clients qui viennent faire leur course dans leur magasin qui ressemble à une supérette.

Les bénévoles sont au nombre d’une vingtaine. Ils se répartissent les tâches sur trois jours - deux jours de manutention et de conditionnement (213 familles ont été aidées en 2013, ce qui équivaut à 42 tonnes de marchandises distribuées, deux camionnettes avec deux chauffeurs fournis par la municipalité assurent le transport de celles-ci) et un jour d’ouverture. Ces bénévoles sont dans leur grande majorité des femmes à la retraite, elles dépassent souvent les 70 ans. Elles se disent fatiguées par l’explosion du nombre de clients et par les clients eux-mêmes qui ne sont pas toujours faciles. Elles en appellent à la relève, mais d’après les dires de plusieurs bénévoles, personne aujourd’hui ne comprend plus le sens du mot « bénévolat », ceux qui seraient intéressés pour donner un coup de main réclament des contreparties or il n’y a pas d’autres contreparties que celle-ci : aider les autres, c’est s’aider soi-même.

La présidente s’appelle Yvette Gouyette. Elle a 81 ans et une énergie à revendre, même si elle aimerait bien passer la main elle aussi. Ses yeux pétillent encore. Sa petite taille n’induit pas que l’on puisse marcher sur ses pieds sans réponse de sa part. C’est elle qui prend les inscriptions des clients munis de leurs justificatifs estampillés par les assistantes sociales. Ensuite seulement, ils ont la possibilité de faire leurs courses. Elle connaît donc tous les gens qui fréquentent sa boutique. En plus des problèmes économiques, les problèmes des clients sont multiples : logement, maladie, dépendances à l’alcool, toxicomanie, excision, papiers, violences conjugales, solitudes... On le sait : la pauvreté entraîne avec elle toute une vie. Quand le bateau prend l’eau, il faut colmater les brèches. La spirale est souvent infernale. Une buvette dans l’enceinte du magasin permet de faire une pause-café, de discuter un peu avec les autres. Pour certains, me dit-on, c’est leur seule occasion de quitter leur logement et de côtoyer d’autres gens.

Je suis venu à la boutique trois fois avant de commencer l’atelier. Ma première visite était réservée à la rencontre avec les bénévoles (la boutique était fermée au public). Les deux autres visites ont été effectuées les jours d’ouverture. Toujours accompagné de la fidèle bibliothécaire Dominique Macé, j’expliquais aux clients le but de cet atelier : « Raconte-moi ton histoire. » Deux autres groupes (un à la médiathèque, un autre dans un gymnase avec des sportifs) travailleront sur le même thème. Il y aura une présentation publique à la médiathèque le samedi 24 mai avec tous les groupes réunis. Face à ma proposition, les réactions les plus courantes sont bien connues : « Ma vie, elle n’est pas intéressante à raconter. » ou bien « Ma vie, elle m’appartient, je vais pas la raconter à tout le monde » Une femme nous a alpagués au comptoir. « Il n’y a plus de bibliothèque dans les hauts quartiers de Bagnolet, mais par contre il y a deux stades ! C’est bien le corps, mais faut pas oublier la tête ! » Un homme, qui sentait l’alcool à plein nez à 14 h, nous a demandé si la vie, elle valait coup d’être vécue et si l’on croyait en l’au-delà parce que lui, non, il n’y croyait pas et il se demandait comment faire.

Le premier atelier a eu lieu lundi 10 mars. Yvette a ouvert la boutique spécialement. Il y avait six inscrits pour ce jour-là, trois sont venus. Nous avons bien travaillé. Une participante, en arrivant, m’a fait part de son projet d’écriture : « Je suis une femme en danger avec mon mari. Nous sommes en train de divorcer. Je voudrais écrire mon cauchemar. »

Olivier Charneux, le 12 mars 2014.

13 mars 2014
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