De quelques apparitions
(La souris traverse aussi.)
« Dans la palpitation de la nuit solitaire, voici ce bruit de fourmis que font les découvertes, les révélations, les apparitions, voici ces grands corps échoués qui reprennent du vent et des ailes, voici l’immense frétillement de la Survie. A cette convocation de cadavres, le stupéfiant arrive avec sa face de sanie. Des dispositions immémoriales commencent. La Mort a d’abord la figure des Regrets. Une désolation souveraine donne le ton à tant de rêves qui ne demandent qu’à se réveiller. Qu’en dites-vous ? Et nierez-vous le retentissement de ces Royaumes par lesquels je ne fais que de commencer ! »
Antonin Artaud, L’Osselet toxique, 1928 (Poésie/Gallimard, 1968, Textes de la période surréaliste, p. 237).
Si une lettre de l’alphabet peut disparaître tout au long d’un livre célèbre paru chez Denoël en 1969, des êtres peuvent également apparaître sans qu’ils soient couchés sur le papier ; ils figurent soudain l’improbable, l’excentricité, l’électricité qui parcourt alors la ville.
« Oh ! Madame, je ne voudrais parler à un revenant pour rien au monde ! s’écria Bianca. »
Horace Walpole, Le Château d’Otrante (Librairie José Corti, 1976, p. 68).
L’audace est souvent signe d’inconscience, foin du qu’en dira-t-on, affirmation sans imaginer les conséquences éventuelles d’un acte : sa finalité entrevue l’empêcherait sans doute d’exister. Mais cette envie comme de s’habiller à la mode « skate », de se coiffer en hérisson, de coucher sous la tente en ville et non dans le « dur » provisoire proposé aux SDF par les services ad hoc, de jouer de la musique en plein air ou de patiner au milieu des voitures, relève d’un certain courage, d’un anticonformisme non encore balayé par la marée montante des nouvelles lois et règlements.
Des « apparitions » de personnes perdues de vue depuis des années, ou déjà rencontrées quelque temps auparavant, au détour d’une rue ou dans les allées d’un magasin, nous ramènent à l’idée du hasard auquel on ne saurait échapper : conjonction de l’impossible inattendu et d’un coup de fouet en retour vers le passé.
Le présent n’est donc pas la simple litanie des heures qui s’écoulent, il est le lien insécable qui nous fait vivre dans la continuité connue et inconnue du temps. La richesse du présent dépasse celle de l’instant, chacun est une mémoire de ce qui fut et de ce qui sera (ce n’est pas du Bergson !).
Il y a ainsi comme un envoûtement à se laisser aller à la déambulation solipsiste : le marcheur n’est pas encore soumis à un code de la route et à un « permis de circuler » (Ausweis pour piétons, peut-être en préparation ?). Sa liberté grande lui permet de saisir l’insolite, le grain de sable qui fait crisser la mécanique sociale, et qui donne comme une idée de tout ce qui serait possible si…
« La démence est donc capable d’atteindre tous ceux qui se croient victimes d’un enchantement maléfique, tout comme elle est capable d’atteindre les sorciers et les amateurs de sensations qui recourent à la confection des dagydes, des nœuds et des aiguillettes. La littérature, en l’espèce, ne s’écarte guère d’une réalité fantomatique. Sans l’imagination l’envoûtement n’est rien et tous les opérants demeurent impermanents. »
Roland Villeneuve, L’Envoûtement (La Palatine, 1963, p. 178).
Faut-il se mettre pour autant en état de recueillement pour accéder à ces hallucinations ? Stories of the Street chantait Leonard Cohen. Avec tous ces passants et leurs appareils photos numériques à écrans surdimensionnés, l’œil ne se colle plus au viseur quasiment disparu, l’opérateur regarde à bras tendus l’image en réduction qu’il importera plus tard sur son micro. Le photographe n’est plus « dans » la photo au moment où il la prend, il en est déjà le spectateur extérieur, comme apparemment détaché.
« Ambrosio tressallit, et attendit le démon avec terreur. Quelle fut sa surprise quand, le tonnerre cessant de gronder, une musique mélodieuse se répandit dans l’air ! Au même instant le nuage disparut, et Ambrosio vit un être plus beau que n’en créa jamais le pinceau de l’imagination. C’était un jeune homme de dix-huit ans à peine, d’une perfection incomparable de taille et de visage ; il était entièrement nu ; une étoile étincelait à son front ; ses épaules déployaient deux ailes rouges, et sa chevelure soyeuse était retenue par un bandeau de feux de plusieurs couleurs, qui se jouaient à l’entour de sa tête, formaient diverses figures, et brillaient d’un éclat bien supérieur à celui des pierres précieuses ; des bracelets de diamants entouraient ses poignets et ses chevilles, et il tenait dans sa main droite une branche de myrte en argent ; son corps jetait une splendeur éblouissante ; il était environné de nuages, couleur de rose, et au moment où il parut, une brise rafraîchissante répandit des parfums dans la caverne. Enchanté d’une vision si contraire à son attente, Ambrosio contempla l’esprit avec délice et étonnement ; mais toute son admiration ne l’empêcha pas de remarquer dans les yeux du démon une expression farouche, et sur ses traits une mélancolie mystérieuse qui trahissaient l’ange déchu et inspiraient une terreur secrète. »
M.-G. Lewis, Le Moine, 1795 (« Poche-Club », Nouvel Office d’Edition, 1964, p. 242).
Le viseur de l’appareil photo argentique était une chambre noire en réduction (semblable à la découverte, sous le voile, avec la permission du professionnel, d’une photo de classe avec son image fixe renversée de quarante bonshommes assis en échafaudage). Miracle des apparitions scolaires et des regrettés fantômes professoraux !
L’apparition du cliché ne se fait désormais plus, comme par magie, dans un bain de « révélateur » : revoir toujours le film Ascenseur pour l’échafaud. Maintenant, les photos des séries américaines à la télé sont toutes celles de suspects qui encombrent les écrans des bases de données informatiques.
« Le comte endossa sans peine l’habit au mannequin ; il lui posa son chapeau comme il avait l’habitude de le mettre lui-même, et lui plaça entre les mains une couronne de grenades en fleurs qui se trouvait sur la table de Melück. Puis il prit le manteau rouge, et se mit à déclamer, en se tournant de temps en temps vers le mannequin, la dernière tirade de Phèdre, à la fin du quatrième acte, qui se termine par ces deux vers :
"Détestables flatteurs ! présent le plus funeste
Que puisse faire aux rois la colère céleste."
A ces derniers mots, que le comte avait prononcés avec une admirable véhémence, le mannequin battit trois fois des mains très distinctement, plaça la couronne sur la tête du compte stupéfait, et croisa ses bras sur sa poitrine comme quelqu’un qui, violemment ému, voudrait garder le maintien décent et froid d’un auditeur impartial. »
Achim d’Arnim, Contes Bizarres (Julliard, 1964, Littérature, p. 181).
Chacun a son originalité à préserver, son identité à maintenir : car la photo standardisée a fait son « apparition » depuis quelque temps. Le photomaton s’est dorénavant transformé en photorobot, comme vu hier à Paris, gare de l’Est. La science-fiction clapote déjà dans le fixateur d’aujourd’hui.