Des rencontres

par Olivier Steiner, en résidence au Refuge (Paris XII),

dans le cadre du dossier transversal ateliers d’écriture en résidence

Des rencontres

Dire quelques mots sur cette résidence alors qu’elle s’achève... La première chose dont je voudrais parler c’est l’argent, qui est souvent traité comme « allant de soi », comme entité négligeable. Est-ce vulgaire de parler d’argent ? Ou est-ce qu’on n’ose pas ? Cette résidence est accompagnée d’une bourse de 2000 euros par mois pendant dix mois et c’est magnifique, je veux dire que c’est magnifique que ça puisse exister. J’ai 38 ans et j’ai longtemps travaillé, j’ai occupé différents emplois, j’ai été serveur, vendeur, j’ai travaillé « dans la mode », j’ai été rédacteur pour les Editions Larousse, j’ai travaillé pour France Culture, etc. Certes j’écrivais pendant que je travaillais mais je n’écrivais pas vraiment, je n’arrivais à rien de viable. Je manquais d’énergie, d’endurance, de temps. J’ai beaucoup d’admiration pour les nombreux écrivains qui arrivent à mener de front leur travail personnel d’écriture et un emploi « pour vivre ». Ce n’est pas mon cas. Moi j’ai besoin de temps, de beaucoup de temps. Besoin de ruminer longtemps, de tâtonner, de rêver aussi bien, de dormir, beaucoup. Je parle là d’un sommeil qui n’arrête pas le travail mais le prolonge, de l’autre côté. Comme je ne suis pas rentier, comme je n’ai aucune fortune personnelle, comme je ne vis pas de mes livres, il faut bien que j’ai une source de revenus. Avec cette bourse, grâce à cette résidence je vais être tranquille pendant dix mois, et même un peu plus.

Mon premier livre, j’ai pu l’écrire car une amie m’a logé gratuitement et j’ai fait une demande de RSA qui a été acceptée. Je crois vraiment que sans cela je n’y serais pas arrivé. Du temps a passé, j’ai écrit un second livre. Cette résidence Ile de France m’aura permis de commencer un troisième projet de roman. Mais ce n’est pas tout. Il n’y a pas que moi. Je voudrais raconter un peu ce qui s’est passé, avec les autres.

D’abord je n’ai rien décidé, je n’ai fait que monter dans un train qui se présentait. Il y a un peu plus d’un an, un jeune éditeur m’a contacté sur Facebook, il voulait faire un livre pour l’association Le Refuge, il me proposait de m’occuper de ce projet, c’était une carte blanche, une main tendue. Je ne connaissais le Refuge que de nom, je savais juste ce qu’il fallait savoir, qu’il s’agissait d’une association qui vient en aide à de jeunes adultes victimes d’homophobie et en situation de précarité. Au départ j’ai eu envie de refuser poliment, je ne voyais pas ce que je pouvais faire, je ne me sentais pas compétent. Puis j’ai demandé à rencontrer les gens du Refuge, les jeunes hébergés, les bénévoles.

Nous nous sommes rencontrés, je leur ai posé quelques questions et j’ai parlé de ce projet de livre. C’était très flou. Nous voulions faire un livre au bénéfice du Refuge mais nous ne savions pas de quoi il serait fait. J’ai été surpris, je crois que je m’attendais à rencontrer des victimes, des êtres en souffrance, fragiles, cabossés. C’est le cas. Mais ce qui a émergé d’abord, ce que j’ai vu, c’est leur vitalité, leur énergie, leur humour parfois grinçant. Ça m’a plu. C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée, non pas de faire un livre sur eux mais avec eux, de les traiter comme des sujets et non des objets. Je leur ai proposé d’écrire et on ne peut pas dire que ce fut un succès. Ils m’ont regardé comme si je venais de dire quelque chose de très incongru, et j’ai aimé ça, qu’ils ne soient pas polis, qu’ils ne cachent pas leur perplexité voire leur désintérêt. Car je ne savais pas grand chose à l’époque, mais je savais que je voulais éviter l’écueil d’un certain angélisme. Je sentais qu’il était très facile de sombrer dans une certaine candeur : « Je me penche sur toi, pauvre de toi, et je t’offre un peu de littérature, lis et écris. » Les jeunes du Refuge ont tous vécu, traversé, un ou plusieurs drames, ils sont dans des situations de survie. La littérature leur passe au-dessus de la tête, et je comprends très bien cela. C’est tout à fait normal. De plus, je ne suis pas un prof, je n’ai jamais animé un atelier d’écriture, je ne connais pas les techniques, je me suis dit que la seule chose que je pouvais faire était d’essayer de les rencontrer, de les connaître. Après tout, si je pense à moi, à moi quand j’avais leur âge, qu’est-ce qui a compté le plus ? Certaines rencontres. La seule chance que j’ai eue a été de faire certaines rencontres. Et on peut rencontrer une personne mais aussi un texte, un livre, une pensée et une vision.

C’est ainsi qu’on a décidé de se voir, pour commencer, deux après-midi par mois. Je ne voulais pas que tout parte de moi (je me serais vite ennuyé) alors j’ai invité un auteur, Abdellah Taïa. C’était en juillet 2013, la rencontre s’est très bien passée. J’ai senti que quelque chose « circulait ». Je me suis mis à inviter à chaque fois un auteur différent, nous partions d’un livre, d’un texte, je faisais une lecture puis démarrait la discussion. Au début je travaillais en amont ces rencontres, j’avais peur du vide, peur de les ennuyer mais aussi je ne voulais pas être pris en défaut. J’avais peur de dire : « Je ne sais pas. » C’est impressionnant d’avoir trois heures et quinze têtes devant soi. J’avais donc mes fiches mais ça ne se passait jamais comme prévu. Les remarques et questions étaient toujours surprenantes, elles allaient toujours ailleurs. Petit à petit je me suis mis à moins travailler, à moins baliser, faisant de plus en plus confiance en la parole libre, qui s’invente. Accepter les silences, les hésitations, l’ignorance, les débordements, les « trous », c’était aussi les responsabiliser, diminuer l’écart entre eux et moi. Une façon d’être honnête, avec eux, avec moi.

Après la pause, c’était le moment de « l’écriture ». Je proposais une phrase, un sujet, un mot, une idée, le plus souvent en rapport avec l’auteur invité, et je leur demandais d’écrire « ce qui vient », surtout ce qui vient naturellement, sans autocensure, sans trop réfléchir. Ils avaient entre vingt et trente minutes, au-delà la concentration n’était plus possible. Certains plongeaient facilement, tout de suite, avec d’autres c’était plus compliqué, j’allais les voir, j’essayais de débloquer. Je n’insistais jamais. Quand les textes étaient terminés c’était le moment de la lecture à voix haute, des moments de surprise, d’émotion mais aussi de rigolade.

J’ai fait ça pendant quatre mois, de façon bénévole, j’avançais au radar. C’est un ami, Christophe Pellet, à qui je racontais ce que je faisais au Refuge, qui m’a parlé de ce programme de Résidences pour auteurs Ile de France. J’ai fait un dossier, il a été accepté. Aussi simple que cela .

Des auteurs, pendant tous ces mois, j’en dû en inviter une bonne vingtaine. De Laurence Tardieu à Rebecca Vaissermann, de Philippe Joanny à Philippe Besson, chaque rencontre fut unique, singulière. De plus, les jeunes ne restant pas longtemps au Refuge, chaque samedi je remarquais l’absence de certaines têtes, l’apparition de nouvelles, je ne pouvais donc pas conduire un atelier dans la durée, comme avec une classe, c’était à chaque fois comme une nouvelle représentation, avec toutes les inconnues et le trac que cela suppose. Et selon les jours, le temps qu’il faisait, le mois ou la saison, l’ambiance différait.

Le temps passait, j’accumulais leurs textes, ils n’étaient pas tous bons, bien sûr, mais il y avait de vraies fulgurances. Petit à petit le projet de livre prenait forme. Un dessinateur, Olivier Millerioux, m’accompagnait désormais, il faisait des portraits pendant l’atelier. De mon côté je demandais des textes à des auteurs amis : Camille Laurens, Frank Smith, Laurent Nunez, Sarah Chiche, Jean-Baptiste del Amo...

Je ne peux pas tout dire, j’ai des dizaines et des dizaines de souvenirs, d’anecdotes, pour tout dire il faudrait commencer par raconter l’histoire de chaque jeune, et ce n’est pas ici le propos. Mais il y a une "petite histoire" que je voudrais raconter, parce qu’elle est belle et riche de sens. Ce samedi-là j’avais invité Édouard Louis, pour son roman En finir avec Eddy Bellegueule, c’était en février 2014. J’attendais beaucoup de cette rencontre, à cause du sujet du livre, bien entendu, mais aussi parce qu’Édouard avait le même âge que les jeunes du Refuge. Je commençais par présenter Édouard, rapidement, puis j’enchaînais sur une lecture d’un passage du livre, un passage cru, avec des insultes, des mots vivants, les mots du réel, mon idée était de leur montrer que la littérature n’est pas que du « bel ouvrage », de la dentelle, qu’on peut dire les choses de façon « cash », au plus juste, tout en restant littéraire. Au contraire, dire les choses joliment, décorer ses phrases, les regarder et les trouver belles, ce n’est pas ça la littérature. Le fait est qu’ils furent « attrapés », presque sidérés, le silence qui suivit cette lecture fut l’un des plus beaux et lourds silences de cette année passée avec eux. Après je donnais la parole à Édouard, je lui demandais de raconter comment était venu ce livre. Édouard parle bien, il parla donc très bien, de façon fluide, sans s’arrêter. Les jeunes écoutaient, moi aussi. Édouard parla notamment de l’école. Il y eut peu de questions, le silence continuait. Puis un jeune prit la parole, Ahmed, qui d’habitude se taisait. Ahmed était confus et énervé. Quelque chose ne lui plaisait pas dans ce qu’il venait d’entendre. Il reprit Édouard sur l’école : « Oui mais l’école... moi aussi j’ai été à l’école, pourquoi je n’ai pas appris tout ça ? Et tous ceux qui vont à l’école ne publient pas un roman ! Alors c’est ma faute ? » J’étais gêné... Il y eut un petit moment de flottement. Édouard répondit, et je le remercie d’avoir répondu de façon aussi honnête. Édouard commença par dire qu’il n’y avait pas que l’école, en effet. Ou plutôt que l’école ce n’était pas que l’école. Qu’il pouvait y avoir dans l’école des choses extérieures à l’école, que les bénéfices de l’école pouvaient être à l’extérieur de l’école... Ahmed se taisait, écoutait, mais restait sur la défensive. Édouard reprit en disant qu’il comprenait très bien que les cours puissent agacer, que la forme scolaire était souvent ennuyeuse, que lui-même détestait ça. Mais il ajouta qu’il ne fallait pas minimiser l’école, qu’il avait vu dans sa famille ce que ça signifiait de ne pas y aller, que les diplômes, aussi vains et arbitraires soient-ils, pouvaient changer profondément une vie. Il conclut en disant qu’on pouvait se servir de l’école pour faire autre chose que l’école. Certaines rencontres, peut-être, justement.

Olivier Steiner

3 septembre 2014
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