Dog’s bar

Le chien : sur le chien je n’ai rien à dire.  [1]

C’est un chien, il s’appelle Dog ou quelque chose comme ça. Enfin bref, Dog le chien. Un nom peu banal qui nous dit quelque chose de l’enfance : un autre chien s’appelait Pif, Pif le chien [2]. C’était un chien a priori sans histoire, il avait Une vie de chien : la pauvreté, le logement, le vagabondage… Dog, lui, a l’usage d’un bar : le Dog’s bar [3] situé sur l’un des plus riches cours d’un quartier riche d’une ville qui ne l’est que partiellement. Un jour, altéré, mais sublime, il décide d’agir pour ses copains miséreux et malades, il paye à tous une tournée.

Les chiens susdits roulent de l’omoplate, se ramènent la truffe au point stratégique pour y boire jusqu’à plus soif. Chacun veut être le premier à laper le baquet. Il y en a quatre qui veulent se battre, il y en a trois qui ne veulent pas. Sept d’un coup, sauf à être petit tailleur (ou complètement “ailleurs”, mais la chose ne se passe jamais dans les lointains que notre naïveté valorise) c’est trop pour l’épicier de luxe qui vend des produits de luxe à l’intérieur du mur où le bar est scellé. Pointage de sécurité s’ensuit pour le maintien de l’ordre, de la tranquillité, de la moralité, de la santé et de la salubrité publique.

Dog violemment frappé à la tête par l’équipe municipale assermentée en cas d’actes contrevenus n’a plus la force, comme ses invités, de s’échapper. Il est raflé, mis en fourrière et traité — pensées émues en faveur des Bons chiens — comme un chien hargneux. Aux dernières nouvelles, il est toujours enfermé dans une cellule utilisée pour la détention de captifs difficiles. Il aurait pu être abattu immédiatement, car sa saisie présentait un sérieux danger : il existe des langues animales réelles et imaginaires. Un parler animot cher à Raymond Queneau que l’on trouve au chapitre XIII de Sylvie et Bruno, par exemple [4].

Le fait le plus remarquable de la langue de Dog est « l’existence d’un verbe “ne pas être”. Dans le N°1 des Subsidia Pataphysica, il est proposé “nêtre” pour “ne pas être”. Une traduction littérale des aboiements ininterrompus du chien enfermé manque de données sérieuses pour dire tout le sens, mais le vide après tout de l’œuvre de l’artiste [5] les rend parfaitement signifiants. La photographie aussi est une langue, Roland Barthes disait même une écriture, « une écriture du vacillement » [6]. Camouflée à droite ou à gauche du corridor carrelé de l’image, la longue plainte « moitié comme une toux (cough), moitié comme un aboi (bark) » s’inscrit au-delà du rideau bleu qui laisse passer par sa fente un rayon de lumière.

Après être sorti des deux portes ouvertes sur des cellules restées vacantes, le regard glisse sur le carrelage aseptisé et remonte, irrésistiblement attiré par un portrait qui fait autorité comme une photographie de Président de la République dans une salle de mairie : le Roi des Chiens, peut-être ? C’est une tête de chien policier, peinte en noir à même le mur, dont le dessin profile sur le fond clair. Les constructions visibles, après le passage sans porte, sont des placards de fer et deux sortes de sarcophages dressés de même couleur beige hôpital qui encadrent une ouverture. Au-delà de cette issue garnie de rideaux, dans l’anfractuosité lumineuse, il faut accepter que le familier vire à l’étrange, croire encore qu’il peut beaucoup pour nous et découvrir dans l’entre-deux éblouissant des tentures outremer l’éclat inégalable d’un renversement anagrammatique lu dans le nom du chien : DOG = GOD.


Photographie © Lynne Cohen

17 novembre 2007
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[1Raymond Queneau, Chêne et chien,
Gallimard, 1952. Poésie/ Gallimard, p. 69.

[2À propos de Pif le chien

[3Remerciement à Dominique Pomparat pour la photo du bar (cliquer pour la voir)

[4De quelques langages animaux imaginaires et notamment du langage chien dans Sylvie et Bruno, Raymond Queneau, Contes et propos, Folio, p. 261.

[5Voir le site de Lynne Cohen
actuellement : Galerie Wilma Tolksdorf, Berlin
Hasted Hunt à New York
et sur remue.net la série « Le vide après tout ».

[6La Chambre Claire, 1980