Dominique Dussidour | Lettre à Nasreddine de Kher Wach

« Lettre à Nasreddine de Kher Wach » est extrait d’un texte en cours d’écriture depuis novembre 2009 intitulé Sachant lire et écrire. Récits d’Algérie.

Nasreddine de Kher Wach est présent dans Les Couteaux offerts, roman publié en 2003. Dans la troisième partie, « Comme une chute dans la nuit de l’autre », il raconte son départ d’Algérie et son séjour en Corse puis à Paris dans huit lettres adressées à son frère aîné Krimo resté au pays.

Cet extrait établit a posteriori l’acte de naissance d’un personnage romanesque qui trouvera sa voix vingt années plus tard.

À l’écoute ici.

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DD


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             Nasreddine mon frère

             Te souviens-tu de la soirée où tu m’as raconté l’histoire du clou de Joha ? Le soleil qui nous avait maintenus tout le jour entre ciel et sable disparaissait derrière des éclaboussures d’ors et de rouges, la nuit nous renaîtrait. L’enfant avait quatre ou cinq ans, il ramassait des coquillages au pied des vagues. Son père pêchait non loin, en turban gris et gandoura bleue, regardant l’horizon.

             Connais-tu l’histoire du clou de Joha ? m’as-tu demandé.

             Joha doit vendre sa maison dont il ne peut plus payer les traites. Il en parle à ses voisins, publie une annonce dans la presse locale. Un ministre du pétrole vient à passer, la visite. Ayant appris le besoin d’argent frais de Joha, il en propose au comptant une somme peu élevée.
             La discussion s’engage, se prolonge.
             Écoute, dit enfin Joha, je te vends ma maison au prix modeste que tu me proposes à une condition… Tu vois ce clou planté dans le mur ? J’aime y suspendre ma djellaba quand je reviens de la mosquée… Eh bien je te vends toute ma maison à ce prix-là à l’exception de ce clou de façon que je puisse revenir de temps à autre y suspendre mon vêtement.
             Le ministre réfléchit.
             La maison est vaste, agréable, construite de plain-pied autour d’une cour ombrée d’une treille, il y a un figuier près du puits. Il se représente la scène : ses neveux dérouleront les tapis, ses belles-sœurs serviront du thé à la menthe et des sucreries au miel, des luthistes joueront de la musique arabo-andalouse. Le clou planté dans le couloir entre la cour et la porte donnant sur la rue lui paraît négligeable, il accepte le marché.

             Joha revient quelques semaines plus tard, un vendredi. Il entre sans frapper, suspend sa djellaba au clou dans le couloir. Le nouveau propriétaire l’aperçoit. Je vais à la mosquée, lui dit Joha, je reprendrai ma djellaba après la prière. Au retour le propriétaire offre à Joha un verre d’eau fraîche. Joha remercie, prend sa djellaba, repart. Quelques jours plus tard Joha revient, c’est le soir. Il a apporté une couverture. Ce clou favorisait mon sommeil, explique-t-il au propriétaire, depuis que je t’ai vendu ma maison je souffre d’insomnie. J’ai besoin de repos, si tu le permets cette nuit je dormirai ici. Sans attendre la réponse du ministre il s’enroule dans la couverture et s’endort sous le clou. Joha n’est pas seul quand il revient la troisième fois, son épouse et leurs quatre filles l’accompagnent. Un garçon lui est né, c’est une grande joie. Je veux montrer le clou à mon fils, dit Joha. Il lui appartient aussi, il en héritera à ma mort.

             C’était la dernière nuit que nous passions à Petit-Port, nous le savions. Demain matin nous replierions la tente, roulerions les matelas, rangerions dans des sacs les objets de la vie quotidienne. Habib arriverait avec la camionnette de Laredj, nous chargerions le tout et repartirions à Saïda.

             L’histoire approchait de sa résolution.
             Joha parvient à ses fins : si le propriétaire veut mettre un terme à ses retours et à ceux de sa descendance il devra lui acheter le clou au prix qu’il a payé la maison.

             La leçon était aussi douce que la nuit qui nous enveloppait : les puissants et les riches sont les véritables sots de ce monde, toujours ceux qu’ils croient gruger les grugeront. C’est l’image du chameau et du chas de l’aiguille, la revanche des derniers qui seront les premiers, l’effet du grain de sable, de l’aile de papillon. C’est la leçon des histoires traditionnelles de Joha, de Till Eulenspiegel, Chelm, Schveik, Karagheuz, Ah Quei.

             J’ai souvent pensé à cette nuit, toi et moi assis côte à côte en train de rire sous les étoiles.
             Nous n’imaginions pas que l’avenir se montre défavorable.
             Mais qu’est-il arrivé ensuite ?

             Tu allais et venais entre l’Algérie et la France, entre les sauve-qui-peut de l’économie parallèle et la cavale des immigrés clandestins. Quand les émeutes ont éclaté à Alger en octobre 1988 tu as décidé de rester là-bas. Et tes espoirs nés de l’indépendance ont volé en éclats pendant la guerre civile.
             L’histoire du clou de Joha m’a semblé de plus en plus lointaine. En avais-je oublié un épisode ? L’avais-je déformée au point de la rendre incompréhensible ?
             J’ai cessé de la raconter.

             J’ai appris récemment que Nasreddine mon frère toi non plus tu ne la racontais plus, c’est pourquoi je t’écris.

             Je crois que les puissants et les riches n’ont jamais eu la crédulité que leur attribuent les histoires traditionnelles. Quelle que soit la rive de la Méditerranée, ils sont trop puissants, trop riches pour prêter attention aux paradoxes de Joha.
             Joha refuse-t-il de vendre sa maison au prix qu’ils proposent ?
             Ils la saisiront.
             Joha veut-il conserver l’usage du clou dans le couloir ?
             Ils blinderont la porte.
             Joha veut-il transmettre le clou à son fils ?
             Ils déclareront le terrain d’utilité publique et construiront dessus une banque ou un supermarché.

             Cette nuit-là, des adolescents plongeaient de la digue, d’autres chantaient et dansaient autour d’un feu de joie, les ombres se découpaient sur le rivage. À la fin du ramadan leurs mères, leurs sœurs aînées, désolées, disaient-elles, de nous voir vivre sous la tente comme des nomades, nous avaient apporté des gâteaux qu’elles avaient cuits sur le kanoun.
             C’était le dernier été que je passais en Algérie, je l’ignorais.

             Nasreddine mon frère, quelles histoires de Joha allons-nous inventer maintenant si toi et moi voulons rire à nouveau ensemble face à la mer ?

7 juillet 2010
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